Tu me donnes 3 euros ? (Didier 1)

Tu me donnes 3 euros

Auteur : Anne Vervier

Résumé : A la rencontre des usagers de Revers et des résidents de la maison communautaire du quartier Saint Léonard, la question de l’hospitalité se pose à moi. Comment, avec mes préjugés, mes peurs, mais aussi mes habitudes et mes réflexes, vais-je accueillir ces personnes? Et elles, comment vont-elles m’accueillir ?

Temps de lecture : 15 minutes

Télécharger l'analyse en PDF

Pendant plusieurs semaines, je vais me rendre à la maison communautaire [1].

Voici comment se passe ma première rencontre. Le psychologue de la maison communautaire, Ahmed, m’a donné rendez-vous pour un petit déjeuner en commun, au cours duquel je pourrai rencontrer les résidents et me présenter à eux. Mais rien ne se passe comme prévu.

J’arrive à vélo et je m’arrête devant la porte. Sur le seuil se tient un grand gaillard très mince, avec un chapelet autour du cou, qui me demande d’emblée trois euros pour acheter du tabac. Je refuse poliment de les lui donner et, le temps que je me débarrasse et que je range mon vélo, il continue, il insiste. Il a besoin de fumer, dit-il, il n’a pas d’argent, « allez, donne-moi trois euros ». Je suis un peu mal à l’aise face à cette insistance. Je ne sais pas comment réagir.

Comme il me barre l’entrée, je lui demande qu’il m’ouvre la porte, ce qu’il fait, un peu surpris. Le bureau du personnel est fermé, la personne qui m’a donné rendez-vous n’est pas encore là et je suis seule dans le couloir avec cet homme. Il se plaint : il n’a plus de tabac; il a de la petite monnaie mais les commerçants n’en veulent pas; si je lui donne de l’argent, il me le rendra, il me le promet; il y a des mégots dans le fumoir mais il refuse d’aller en chercher pour les fumer; il serait capable de se tuer s’il ne pouvait plus fumer ! Il est contrarié, fâché même, et « tourne en boucle » autour du tabac, du manque et du manque d’argent. Je ne sais quoi dire face à cette logorrhée, alors j’essaie de le faire sortir de cette boucle en lui demandant si Ahmed est là. Il me répond brièvement que non et retourne dans sa boucle, ou, plus exactement, entre dans une autre. Il déclare avec gravité que son père est mort. Il me le dit plusieurs fois. Son père est mort, il y a dix ans. D’un cancer. Cancer du poumon et du cerveau. Son cerveau a explosé, dit-il. Je tente d’entrer en relation avec lui en lui disant que moi aussi, mon père est mort, il y a deux ans.

— De quoi ? me demande-t-il.

— De vieillesse, dis-je, il était très vieux.

Je suis contente que mon accroche ait fonctionné. Mais en réalité, ma réponse ne l’intéresse guère. (Je verrai plus tard que, pour lui, « en dehors du cancer, pas de salut », si j’ose dire.) Il continue à parler de la mort et du cancer. J’essaie à nouveau de reprendre la main et lui demande si un petit déjeuner en commun n’était pas prévu aujourd’hui en ajoutant qu’Ahmed m’a invitée à venir prendre un café.

— Un café ? J’en ai chez moi, viens chez moi, je vais te faire un café !

Je refuse poliment en disant que j’ai rendez-vous avec Ahmed.

— Viens chez moi, je ne suis pas un violeur ! me dit-il en se fâchant un peu.

Les minutes passent et l’homme me parle, se répète (tabac, argent, cancer), il veut aussi me montrer sa cicatrice à la jambe. Et moi, je ne sais pas ce que je fais là, avec lui ! Je finis par téléphoner à Ahmed qui a eu un empêchement et qui arrivera plus tard. (Il n’y aura pas de petit déjeuner commun.) Puis, Gérôme, l’éducateur, arrive et m’accueille. En même temps, Ahmed, toujours au téléphone, me conseille de rencontrer Didier, qui est, selon lui, une personnalité intéressante pour commencer mon travail. Intérieurement, j’espère que cet homme avec qui j’ai été seule un quart d’heure n’est pas Didier. Je raccroche et Gérôme me dit : je vois que tu as fait la connaissance de Didier !

A postériori, quand je repense à ce premier contact, je ris de moi-même, de mon inconfort, de mon embarras. Je me revois ne sachant pas quoi faire, quoi dire à cet homme, bref : mal à l’aise.

En réalité, cette entrée en matière est excellente parce qu’elle me pose des questions. La première est celle de mon malaise. Pourquoi est-ce que je me sens mal-à-l’aise avec Didier lors de cette première rencontre?

 

Pour tenter d’y répondre, il faut définir les circonstances : premièrement, Didier et moi ne nous sommes jamais vus, nous sommes des inconnus l’un pour l’autre; ensuite, je sais que je serai amenée à rencontrer cet homme dans les semaines qui vont suivre.

Je vais ensuite chercher des éléments de réponse chez Goffman [2]. Lors d’une première rencontre, on cherche à se faire une idée de la personne que l’on a en face de soi (en se basant sur ses paroles, son apparence, ses gestes, etc.) pour définir la situation et par là, exercer un contrôle sur la relation, ce qui permet de définir quel rôle on va jouer. Habituellement, face à un mendiant, j’identifie tout de suite la situation et je peux, par exemple, jouer le rôle de « Anne, la généreuse » qui donne de l’argent et s’en va satisfaite d’avoir fait un petit geste ou celui de « Anne, l’insensible » qui passe son chemin sans rien donner, convaincue qu’ « on ne peut pas donner à tout le monde tout le temps ». Dans ces deux cas, je me définis clairement face à la situation, j’ai un contrôle sur la relation et celle-ci est de courte durée.

Mais ici, dans la première phase, devant la maison, je ne me trouve pas dans une situation de mendicité classique. Didier affiche une assurance inhabituelle, accentuée par sa taille et sa position sur le seuil : il me domine physiquement. (Habituellement, les « mendiants » font profil bas.) Alors qu’objectivement, j’ai deux avantages : j’ai de l’argent et je sais qu’il est un résident de la maison.

Face à Didier, je ne sais pas quel rôle jouer, je ne sais pas quelle Anne être [3] et le problème est d’autant plus crucial que la situation va se prolonger, puisque je vais entrer dans la maison où habite Didier. Je me trouve dans une situation inconnue. Ne pas donner d’argent me confronte à l’insistance de Didier : « 3 euros, ce n’est rien pour toi », argumente-t-il, et je dois bien reconnaître que je pourrais effectivement lui donner cet argent. Mais si je lui donne, comment pourrai-je lui refuser plus tard ? Lui donner trois euros, c’est m’engager vis-à-vis de lui. Et dans le futur, puisqu’il y aura un futur avec lui, il sera plus difficile de dire non.

Dans la suite de la séquence, quand nous sommes entrés et que nous sommes seuls dans le couloir, il m’est plus facile de dire non : non, je ne veux pas voir tes cicatrices; non, je ne veux pas monter chez toi [4]. Pour moi, ces propositions correspondent à entrer dans son intimité. Ce répertoire-là, je le connais et je sais comment réagir. Je dis non, je mets simplement mes limites, je suis « vraie » dans ma réponse.

Mais il reste cet embarras face à sa longue plainte et à son récit (le manque d’argent, de cigarettes, le cancer et la mort). Là encore, je ne sais pas comment définir la situation, je ne sais pas quel rôle endosser. Je n’ai jamais été confrontée à une telle situation et l’évitement est impossible. Pour avoir une place dans la relation, j’essaie de changer la donne en posant des questions (Ahmed ? Le petit déjeuner ?) qui ne sont en réalité que des diversions de courte durée, qui ne changent pas réellement la situation. La mort du père est une chose que nous avons en commun et qui pourrait constituer une base pour un échange égalitaire. Mais la tentative échoue. Je reste là, à côté de lui, je ne sais pas ce qu’il attend de moi.

 

Finalement, mon malaise prend fin quand arrive Gérôme : il modifie la situation, nous sommes maintenant trois et Gérôme se conduit avec Didier selon son habitude et son rôle. Quant à moi, je peux changer d’interlocuteur, me définir face à Gérôme, lui dire qui je suis et ce que je viens faire[5]. Je constate que Gérôme connaît le répertoire de Didier : il a des réponses à lui fournir, comme, par exemple, « Tu as eu ton argent de poche hier, tu n’auras rien aujourd’hui », etc.

C’est Gérôme qui va diriger la scène à partir de là, c’est lui qui va prendre le contrôle : il va notamment inviter Didier à s’asseoir avec nous dans le bureau et m’inviter à me présenter à lui. Celui-ci écoute sans me regarder, acquiesce en silence. (Changement de rôle pour lui aussi !) Gérôme m’explique le fonctionnement de la maison communautaire et voudrait me faire visiter les lieux. Il demande alors à Didier s’il est d’accord de me montrer son appartement. Il accepte. Et cette fois, moi aussi, j’accepte de monter chez lui. La situation est différente : je viens « voir », je suis désignée (grosso modo) comme « quelqu’un qui vient faire un travail, qui vient pour discuter ». La première rencontre a eu lieu. Nous ne sommes plus des inconnus l’un pour l’autre. Un nouveau type de relation va pouvoir se mettre en place. Ou pas…

 

Je vais voir Didier assez souvent dans les semaines qui vont suivre. Pas en entretien, non, ce n’est pas un dispositif qui se prête à sa personnalité. Je le rencontre dans le couloir de la maison communautaire ou dans la rue, je l’accompagne quand il se rend à Revers où il participe à des ateliers, parfois il m’invite chez lui « pour discuter » mais je n’arrive pas à le faire parler d’autre chose que de ses obsessions (argent, cigarette, cancer, mort de son père). Toutes mes tentatives pour « changer de sujet » (ce qu’il regarde à la télé qui est allumée, son histoire personnelle, et même sa passion : quelle marque de cigarettes est sa préférée?) n’obtiennent que des réponses minimales. Après plusieurs jours, j’ai l’impression que ces quinze minutes passées avec lui la première fois auront suffi à tout m’apprendre de lui.

 

La seule personnalité de Didier me confronte à des questions, des questions qui se posent pour moi mais aussi sans doute pour les autres, des questions que l’on pourrait résumer en une seule : comment fait-on pour « être avec Didier »?

Découvrir nos récits, analyses conceptuelles et analyses d'oeuvres ?

Découvrir les propositions politiques du Mouvement pour une psychiatrie dans le milieu de vie ?

Références

[1] La maison communautaire compte dix appartements, ou plutôt des studios (une chambre, un séjour; une salle de douche à partager pour deux personnes, et des communs : une cuisine par étage, une grande salle à manger.) Ces appartements sont loués à des personnes qui souffrent de troubles psychiatriques. Elles n’ont pas besoin de la présence de personnel encadrant en permanence mais ne peuvent pas non plus vivre seules. Le personnel encadrant est présent environ 7 heures par jour, sauf les week-ends. Les résidents doivent respecter quelques règles : ne pas introduire de l’alcool ou de la drogue et ne pas en consommer dans la maison; ne pas avoir d’animal; ne pas accueillir de visiteur en dehors des heures prévues; participer à la réalisation d’un repas communautaire par semaine; participer au petit déjeuner en commun suivi de la réunion hebdomadaire. Chaque résident doit aussi être suivi par un thérapeute en dehors de la maison. Des activités facultatives sont organisées, comme des sorties diverses : restaurant, promenade, barbecue, cinéma, partie de pêche, etc.

[2] Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne; la présentation de soi, Editions de minuit, 1973.

[3] Pour filer la métaphore du théâtre instaurée par Goffman, j’ai l’impression de ne pas connaître la pièce dans laquelle je joue; j’ai l’impression de ne pas connaître le bon répertoire.

[4] J’ai vite adopté le tutoiement, puisque Didier m’a tutoyé d’emblée. Voilà un exemple d’adaptation de ma réponse à ce que Didier me présente de lui.

[5] Il se trouve que Gérôme est le seul membre du personnel que je n’ai pas rencontré avant ce premier jour !