« Ceux qui partent d’Omelas », une critique de l’utilitarisme

Ceux qui partent d'Omelas - Ursula Le Guin

Auteur : Julien Vanderhaeghen, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé :  Par une voie sensible, la fiction, Ursula Le Guin nous invite à percevoir la pensée utilitariste en situation. “Ceux qui partent d’Omelas” amène le lecteur à vivre dans la cité du bonheur. Du moins celle du bonheur pour le pus grand nombre car la dignité d’une personne n’est pas respectée, et cela certains ne peuvent le supporter au point de quitter Omelas.

Temps de lecture : 15 minutes

Télécharger l'analyse en PDF

Ursula K. Le Guin est une grande dame de la science-fiction et de la fantasy américaine. Elle est connue pour une œuvre profondément humaine et intelligente. Pressentie plusieurs fois pour le Prix Nobel de littérature, elle décèdera en 2018 laissant une œuvre riche et longuement primée de plusieurs prix Hugo, prix Nebula et prix Locus[1].

 

Omelas, une cité du bonheur ?

« Ceux qui partent d’Omelas » est une nouvelle emblématique de l’écrivaine américaine. Une fiction écrite comme critique de l’utilitarisme. Un récit publié en 1973 et lauréat du prix Hugo en 1974.

L’histoire commence comme ceci :

« Dans un fracas de cloches qui fit s’envoler les hirondelles, la Fête de l’Eté entra dans l’éclatante cité d’Omelas, qui domine la mer de ses tours. Dans le port, les gréements des navires scintillaient de fanions. Dans les rues, entre les maisons aux toits rouges et aux murs peints, entre les vieux jardins moussus et dans les avenues bordées d’arbres, devant les grands parcs et les bâtiments publics, les processions s’avançaient. »[2]

Omelas est une cité du bonheur où la joie de ses habitants déborde le jour de la Fête de l’Eté. Tout est allégresse dans cette cité hédoniste. Tout le monde est heureux dans ce pays sans roi, sans police, sans publicité, sans esclaves, sans bourse des valeurs, sans bombes atomiques…

Rapidement, l’auteure interpelle le lecteur et l’invite à participer à la construction du récit :

« Omelas résonne dans ma bouche comme un conte de fée ; il était une fois, il y a bien longtemps, dans un pays lointain… Peut-être vaudrait-il mieux vous efforcer de l’imaginer vous-même, en supposant que le résultat pourra convenir car je ne pourrai certainement pas vous satisfaire tous. »[3].

Mais Ursula K. Le Guin aime grossir le trait en jouant avec son lecteur, l’invitant lui-même à en rajouter.

« Je crains qu’Omelas ne vous semble une cité bien vertueuse. Des sourires, des cloches, des parades, des chevaux, bah ! Alors, ajoutez donc une orgie ; si cela vous paraît utile d’ajouter une orgie, n’hésitez pas. »[4]

Bref, vous l’aurez compris : la vie est un bonheur à Omelas. Une joie permanente. Une extase.

« Y croyez-vous ? Acceptez-vous la réalité de cette fête, de cette ville, de cette joie ? Non ? »[5]

Bien sûr que non. Il y a une ombre à ce tableau. Pour que le bonheur du plus grand nombre puisse exister, il y a tout de même une condition. Il faut accepter qu’un enfant soit exclu de ce bonheur, un « faible d’esprit »[6], enfermé « dans le sous-sol de l’un des magnifiques bâtiments publics d’Omelas, ou bien dans la cave d’une de ces spacieuses habitations privées »[7].

Ses conditions de vie sont horribles. Certes dures, inhumaines, mais on explique à tous que leur bonheur dépend « entièrement de l’affreuse misère de cet enfant »[8]. Le malheur d’une personne, la souffrance de cet enfant doit exister pour le bonheur du plus grand nombre. Il ne peut en être autrement. Le libérer ? Quelle idée : « Il est trop déficient et stupide pour connaître la moindre joie réelle »[9]. De plus, si on calcule bien, il serait trop stupide de « rejeter le bonheur de milliers de gens pour la possibilité du bonheur d’un seul »[10].

 

Un récit anti-utilitariste

A ce moment-là de la nouvelle, nous, lecteurs, sommes confrontés à une question ou plutôt à un dilemme moral posé par Ursula K. Le Guin : faut-il accepter la souffrance d’un seul pour le bonheur du plus grand nombre ? Cette manière de voir le monde, à laquelle s’oppose l’écrivaine, est celle des utilitaristes[11]. Selon cette école de pensée portée par des personnages comme Jeremy Bentham et John Stuart Mill, une société juste est une société qui maximise le bonheur pour le plus grand nombre. Ce qui n’est pas sans poser de problèmes pour les minorités et les plus fragiles.

Face au récit écrit par Ursula K. Le Guin, Michael Sandel pose alors la question suivante : « Cette condition est-elle moralement acceptable ?[12] ». Pour Sandel, évidemment que non « même si le bonheur du plus grand nombre en dépend[13] ». Il conteste cette position utilitariste par le respect premier des droits humains fondamentaux. Penseur de la morale également, Kant nous renverrait à notre commune humanité au travers de son impératif catégorique, disant ceci : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen »[14]. Autrement dit, tout être humain à droit à une égale dignité. Les minorités autant que la majorité. Les fragiles comme les forts.

Bien sûr, il existe d’autres oppositions à l’utilitarisme, comme celle de ramener le bonheur de tous à une seule valeur commune (ce qui est réducteur voire impossible) ainsi que bien d’autres arguments[15], mais le texte d’Ursula K. Le Guin n’aborde pas cela. C’est à nous, lecteurs, de nous poser ces questions au sortir du récit.

Par ailleurs, l’approche d’Ursula K. Le Guin est plus sensible que morale. Il s’agit d’un récit, d’une fiction et jamais elle n’oppose d’arguments contre l’utilitarisme. Plus subtile par son approche narrative presque participative, elle nous renvoie à notre éthique personnelle, à notre sensibilité première.

Et finalement pour appuyer le tout, pour ouvrir la voie de la pensée anti-utilitariste en nous, elle dépose en fin de récit un long paragraphe, celui qui fait référence au titre de la nouvelle : « Ceux qui partent d’Omelas ».

 

Et vous, quitteriez-vous Omelas ?

« Mais il y a encore une chose à dire, et celle-ci est presque incroyable » nous dit Ursula K. Le Guin.

Arrivé à un certain âge, chaque habitant d’Omelas connaît l’existence de cet enfant mal traité pour le bien du plus grand nombre. Certains se résignent, « leurs larmes devant cette cruelle injustice s’assèchent lorsqu’ils commencent à percevoir la terrible justice de la réalité, et à l’accepter ». Au final, « ils savent qu’eux-mêmes tout comme l’enfant ne sont pas libre ».

Et pourtant, une partie de la population n’accepte pas : ce sont « ceux qui partent d’Omelas ». Ils sont seuls, silencieux, jeunes ou adultes. « Parfois, un ou une des adolescents qui vont voir l’enfant ne revient pas chez lui pour pleurer ou ruminer sa colère ; en fait, il ne rentre plus chez lui. Quelquefois également, un homme ou une femme adulte devient silencieux pendant un jour ou deux, puis quitte son foyer ». Un jour, ils se mettent en route : « Solitaire, chacun va vers l’ouest ou le nord, vers les montagnes. Ils continuent. Ils quittent Omelas, ils s’avancent dans les ténèbres, et ne reviennent pas. ». On ne sait pas précisément où ils vont. Mais on sait pourquoi, ou plutôt on sent pourquoi ils quittent Omelas car jamais Ursula K. Le Guin ne donne d’explications plus précises, et elle s’y est toujours refusée (même en interview)[16]. Alors, nous pouvons penser ceci avec Hélène Escudié : « Impuissants à changer les lois qui régissent la cité d’Omelas, elles refusent de continuer à cautionner un état de fait qui les révolte[17] ». Probablement donnent-ils plus de valeur à la dignité humaine qu’à leur propre bonheur, alors ils font sécession. « Ceux qui partent d’Omelas renoncent à une cité faussement paradisiaque, comme figée dans un bonheur éternel mais où joie et beauté du grand nombre reposent sur la souffrance d’un seul.[18] »

Néanmoins, c’est auprès du philosophe William James qu’Ursula K. Le Guin avoue avoir trouvé son idée spéculative :

Si on nous présentait l’hypothèse d’un monde surpassant les utopies de messieurs Fourier, Bellamy et Morris, dans lequel le bonheur de millions de personnes serait assuré en permanence à la seule condition qu’une certaine âme perdue doive mener une vie de torture solitaire à l’autre bout du monde : même si une impulsion nous incitait à saisir le bonheur ainsi offert, que ressentirions-nous immédiatement sinon une sorte d’émotion sceptique et indépendante nous faisant éprouver quelle horreur cela serait d’apprécier ce bonheur s’il était délibérément accepté comme le fruit d’un semblable marchandage ?[19]“.

La brièveté de ce récit et cette absence d’explications dans l’histoire laisse la porte ouverte aux interprétations, elle permet un cheminement dans la réflexion éthique. Elle fait de ce texte un bel outil d’animation permettant d’ouvrir le débat sur des questions morales et certains enseignants aux Etats-Unis s’en emparent par ailleurs pour leurs cours (ex : Michael Sandel[20], Christian Matheis[21], Sofia Samatar[22], Lindsay Whittaker[23], etc.).

Malgré tout le côté invraisemblable de la nouvelle d’Ursula K. Le Guin, on ressort de la lecture avec un sentiment étrange, dérangeant. Et c’est là la force du récit de l’écrivaine car une fois de retour dans le réel, on ne peut s’empêcher de voir des similarités entre le bonheur d’Omelas et le nôtre. Alors on s’arrête quelques instants, et on réfléchit. On se questionne face à la pensée utilitariste, devenue aujourd’hui un paradigme dominant. Que vaut le bonheur collectif si une partie de la population est niée ? Que vaut le bonheur[24] de la majorité si l’existence singulière d’une minorité est passée sous silence ?

Et puis à la toute fin, on se posera encore une dernière question : ferions-nous partie de ceux qui partent d’Omelas ?

Découvrir nos récits , fictions, oeuvres et univers de référence ?

Découvrir nos propositions politiques ?

Références

[1] La liste des différentes nominations peut se trouver ici : https://www.ursulakleguin.com/awards-honors

[2] Ursula Le Guin, « Ceux qui partent d’Omelas », in « Le Livre d’Or de la science-fiction : Ursula Le Guin », Pocket, 1978. Le récit est aujourd’hui disponible au éditions Le Bélial in volume : « Aux douze vents du monde », ou dans la revue : « Bifrost n° 78 ». Le texte peut également se lire en ligne sur le site de l’éditeur Le Bélial.

[3] Ibid

[4] Ibid

[5] Ibid

[6] Ibid

[7] Ibid

[8] Ibid

[9] Ibid

[10] Ibid

[11] Lire « Les utilitaristes : une société juste est une société heureuse », Olivier Croufer, Centre Franco Basaglia, 2013

[12] Michael Sandel, in « Justice », Champs Essais, 2017

[13] Ibid

[14] Emmanuel Kant, in « Fondements de la métaphysique des mœurs », 1785

[15] Voir l’analyse « Les utilitaristes : une société juste est une société heureuse », Olivier Croufer, Centre Franco Basaglia, 2013

[16] « In our public discussion of moral self-deception and in letters to LeGuin, readers implore her to say why they walk away and she refuses, often with a chuckle. » nous dit Dr. Lani Roberts, Professor Emerita, Oregon State University, in « Walking Away From Paradise: Teaching Ursula K. Le Guin and Social Justice »

[17] Hélène Escudié, « Fondements imaginaires des représentations de la justice dans la science-fiction américaine », Université François-Rabelais, Tours, GRAAT On-Line issue #7 january 2010.

[18] Ibid

[19] William JAMES, « The Moral Philosopher and the Moral Life » (1891)

[20] Michael Sandel, in « Justice », Champs Essais, 2017

[21] Lire son expérience relatée dans l’article « Walking Away From Paradise: Teaching Ursula K. Le Guin and Social Justice »

[22] Rencontrée le 26 octobre 2019 à Liège. Sofia Samatar est auteure et professeure à James Madison University

[23] Lire l’expérience de Lindsay Whittaker comme outil d’animation dans un cours de « Morale et justice »

[24] Pour une vision critique du bonheur, nous vous invitons à lire l’analyse « Justice sociale et ‘’bien-être’’ » d’Olivier Croufer