Les Mutualités face à la crise des institutions de solidarité

Les Mutualités face à la crise des institutions de solidarité

Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé :  Après un bref rappel des principes et du contexte ayant présidés à la création des mutuelles, nous nous attachons à montrer les bouleversements que connaît la notion de solidarité dès la fin du XXe siècle. Des difficultés économiques devenues structurelles et la diffusion de certains savoirs dans la société provoquent une crise mécanique et morale des institutions de solidarité. Crise que de nouvelles règlementations et initiatives tentent aujourd’hui de dépasser.

Temps de lecture : 15 minutes

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Historique de la fondation et du rôle des mutualités[1]

A l’origine, au XIXe siècle, les associations mutualistes naissent d’initiatives privées et sont inspirées par des idées de bienfaisance. Elles sont ancrées sur un plan local ou professionnel dans le but de solidariser les conséquences de la maladie ou de l’invalidité de leurs membres. Les secours sont temporaires et sont octroyés en cas de maladie, d’invalidité, d’infirmité et de décès (intervention dans les frais funéraires). La forte proximité existant alors entre les membres des caisses mutuelles explique que les liens de solidarité sont fortement ressentis.

Progressivement, la notion de secours est abandonnée au profit d’un véritable contrat d’assurance qui est basé sur le paiement de primes ou de cotisations qui garantissent à l’assuré, en cas de maladie ou d’invalidité, le droit à une intervention déterminée.

L’État n’intervient que tardivement en la matière. D’abord par une loi du 3 avril 1851 qui assure la reconnaissance des sociétés mutualistes par le gouvernement et leur permet ainsi d’obtenir la personnalité juridique. Ensuite, par la loi du 19 mars 1898 qui octroie des subsides aux mutualités reconnues. La structuration du mouvement mutualiste à la fin du XIXsiècle entraîne une orientation politique et confessionnelle des sociétés mutualistes.

A ce stade, ce type de contrat d’assurance est qualifié d’assurance mutuelle. Les assurances mutuelles associent un ensemble de personnes qui s’assurent collectivement les unes les autres face au risque encouru par chacune d’entre-elles. Chaque participant étant donc à la fois assureur et assuré. Le rôle des mutuelles est de répartir les pertes sans poursuivre de bénéfices. Ce système d’organisation avait pour conséquence que le montant de la cotisation variait d’une mutualité à l’autre en fonction de la structure du risque couvert.

Au XXe siècle, les activités des mutualités sont redéfinies par la loi du 6 août 1990, chapitre 1, article 2, § 1 : « Les mutualités sont des associations de personnes physiques qui, dans un esprit de prévoyance, d’assistance mutuelle et de solidarité, ont pour but de promouvoir le bien-être physique, psychique et social. Elles exercent leurs activités sans but lucratif.»

De nos jours, l’assurance octroyée par les mutualités est obligatoire et est qualifiée « d’assurance sociale ». Elle se distingue du régime juridique et des caractéristiques propres aux assurances privées. En effet, les cotisations ne sont pas proportionnelles aux risques encourus et les prestations ne sont pas calculées en fonction des cotisations. De plus, les ressources des mutualités, organismes de sécurité sociale, proviennent des contributions des assurés mais aussi d’une participation des employeurs et de subsides des pouvoirs publics. Enfin, le droit de la sécurité sociale sur les régimes d’assujettissement et de bénéfices est fondé sur des dispositions particulières bien distinctes de la législation sur les assurances privées.

Aujourd’hui, si les assurances privées couvrent les risques de la maladie et de l’invalidité, elles sont facultatives et agissent le plus souvent au titre d’assurance complémentaire à l’assurance sociale qui, elle, est obligatoire.

 

Transformation de la notion de solidarité

La fin du XXe siècle connaît plusieurs bouleversements qui vont modifier sensiblement la conception de la notion de solidarité. D’un point de vue moral, la paix retrouvée après la fin de la seconde guerre mondiale sonne la fin des grandes épreuves collectives qui avaient renforcé le sentiment de la solidarité. Ensuite, l’effondrement du Communisme et l’essor du néo-libéralisme signent l’avènement d’un nouveau modèle économique qui valorise l’individualisme et la concurrence. Enfin, les crises économiques successives remettent en question la notion              d’État-providence et provoquent ce que Pierre Rosanvallon appelle une crise mécanique et morale des institutions de solidarité[2].

Crise mécanique tout d’abord. L’avènement d’un chômage de masse, avec les nouvelles formes d’insécurités sociales qui y sont liées a transformé progressivement l’assurance sociale en véritable politique d’assistance. La gestion des situations d’exclusion les plus criantes prenant de plus en plus de place dans le système assurantiel, le caractère universaliste du système de sécurité sociale est dès lors sérieusement remis en question. Par conséquent, on assiste à une perte de légitimité de ce système.

En effet, la notion de risque qui était centrale dans le système de l’État-providence se trouve de plus en plus infléchie. Elle perd donc les capacités unificatrice et organisatrice qui étaient les siennes. Cette catégorie reposait sur l’idée que tous, malades et bien-portants, travailleurs et chômeurs, actifs et retraités couraient des risques de même nature. Les risques étaient ainsi également répartis entre les membres de la société et ils survenaient de manière aléatoire. Or, il faut bien se rendre à l’évidence que ce n’est plus le cas aujourd’hui. La pauvreté comme condition est réapparue avec le chômage de longue durée et les phénomènes d’exclusion qui affectent de manière constante certaines couches de la population. Le risque ne relève donc plus de situations individuelles aléatoirement réparties, il devient structurel pour certaines catégories de la population.

La crise morale des institutions de solidarité est, quant à elle, le fruit du développement des connaissances dans le champ social et de la manière dont elles sont diffusées dans le grand public. Diffusion qui mine le sentiment d’équité sur lequel reposait le système d’assurance sociale. Par exemple, on sait d’une part que le tabac augmente le risque de cancer et que, d’autre part, on fume plus dans les classes populaires que dans les classes aisées. A la lumière de ces connaissances, certaines voix s’élèvent aujourd’hui pour supprimer le remboursement des frais médicaux pour les pathologies liées au tabagisme puisque ce comportement peut-être présenté comme étant le fruit d’un choix délibéré de l’individu fumeur. L’État-providence reposait sur le sentiment que tout le monde était égal devant les différents risques susceptibles d’affecter l’existence de chacun, l’équité était donc garantie par le caractère indéterminé de la « malchance », qu’elle se traduise sous la forme de maladie ou d’accident.

Les nouveaux savoirs sur les liens entre les comportements d’individus  ou de groupes d’individus et les situations objectives bousculent le caractère indéterminé du risque. L’espérance de vie, la santé, l’emploi sont maintenant corrélés avec des comportements, des styles de vie, des classes sociales. On sait aujourd’hui que le statut socio-économique et le niveau culturel de la personne influence sa santé, son comportement de recherche d’emploi, son alimentation, ses choix, etc. Ces connaissances introduisent des différences entre des individus et des groupes. Différences qui minent les fondements du Contrat social. En effet, les membres de la société ont plus de mal aujourd’hui qu’hier à se considérer comme solidaires puisque la classe de risque à laquelle ils appartiennent n’est plus homogène. Le risque n’est plus complètement aléatoire mais peut être présenté comme déterminé par des comportements, des choix individuels. C’est ce que nous pouvons appeler la personnalisation du risque. Dans ces conditions, la solidarité n’est plus un sentiment inconditionnel, naturel. La notion de solidarité demande à être refondée.

 

Conclusion

La fin du XXe siècle opère un tournant dans les fondements moraux et mécaniques du système de sécurité sociale en général et de l’assurance sociale en particulier. C’est pourquoi, la loi du 6 août 1990 redéfinit les activités des mutualités autour de trois axes[3] :

  1. l’adaptation des missions des mutualités et des unions nationales à la réalité sociale actuelle. Ces missions sont définies comme suit: la collaboration à l’exécution de l’assurance, l’organisation des assurances libres et complémentaires dans le domaine de la maladie et de l’incapacité de travail, l’aide, l’information et l’assistance aux membres;
  2. la simplification des structures, la participation démocratique et la protection des membres;
  3. l’organisation d’un contrôle efficace dans les domaines financiers et comptables.

Nous notons au point 1 l’aide, l’information et l’assistance aux membres, éducation à la santé destinée à propager les savoirs portant sur les liens entre comportements individuels et situations objectives, dans le but d’infléchir les styles de vie problématiques. Il s’agit là d’une tentative de moraliser les comportements afin de sauvegarder une certaine équité dans la solidarité.  Reste à se demander s’il est pertinent de faire porter la responsabilité entière de leurs comportements aux individus. En effet, les nouveaux savoirs nous enseignent également que les déterminants de la santé ont également des causes économiques et sociales et ne relèvent donc pas uniquement de la volonté individuelle.

Le point 2, quant à lui, institue une plus grande participation des membres affiliés à la définition des principes défendus par les mutuelles et dans l’élaboration des politiques de santé. Cette participation  peut être une chance de redéfinir la notion de solidarité. Notion qui a été mise à mal par la disparition d’une certaine « opacité du social[4] », la connaissance des faits sociaux ayant provoqué une différenciation entre les individus qui invalide le principe universaliste de la solidarité. Encore faut-il voir comment cette participation sera organisée, avec quels acteurs et quel sera son pouvoir de décision.

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Références

[1]   Pour aller plus loin, voir : https://www.solidaris-liege.be/mutualite/qui-sommes-nous/qui-sommes-nous.html et aussi http://www.mc.be/fr/130/la_mutualite/histoire/index.jsp

[2]    Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Paris, Seuil, 2011, p. 289.

[3]    Loi du 06/08/1990, art. 3.

[4]    Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Paris, Seuil, 2011, p. 290.