Croissance et santé mentale

Quatre scénarios : Plan stratégique 2020-2023 du Cheval Bleu

Cette fiction a été écrite à plusieurs. Elle anticipe un monde possible dans une dizaine d’années. Préalablement, une quarantaine de personnes impliquées dans des institutions qui se soucient des souffrances psychiques ont nommé des éléments politiques, économiques, sociaux, technologiques, environnementaux et législatifs qu’elles perçoivent comme des défis à relever pour l’avenir. Un groupe de travail a analysé ces éléments de manière à les regrouper en deux variables indépendantes. Deux continuums en tension ont ainsi été nommés : santé mentale versus démocratie culturelle, croissance versus décroissance. Quatre fictions ont été écrites. Celle-ci raconte un monde futur où la croissance et la santé mentale sont puissamment investies. On trouvera des références bibliographiques sur des problèmes de ce monde en fin de texte. Cette fiction a ensuite été utilisée comme une des variantes paysagères pour déployer l’un ou l’autre défi stratégique d’une organisation, le Cheval Bleu, qui se soucie et agit dans les situations où la souffrance psychique vient troubler.

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Paysage 4 (croissance et santé mentale ) – Pass bien-être

Auteurs : Olivier Croufer, Christian Legrève, Cécile Mormont, Jean-Michel Stassen, Isabelle Toussaint.

Lecture par l’Ekschize Compagnie : Jean-François Pressia, Dominique Hanikenne, Christian Legrève, Angélique Mujari, Anthony Bellomo, Lucien Henri.

Enregistrement, montage, mixage : Michov Gillet. Merci à Camera etc.

Musique : atelier de création sonore de Revers.

Temps de lecture : 15 minutes

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Xavier Rostang a l’esprit léger. La vallée est magnifique sous le soleil printanier. Il profite pleinement du paysage pendant que la voiture connectée file en toute sécurité le long du rail d’alimentation. Il repense au briefing du matin. La décision n’est pas encore pliée, mais le processus est lancé, et il prendra de l’ampleur.

Pour lui, la ligne, c’est de ne pas soumettre les dynamiques de bien-être aux seuls objectifs économiques. C’est d’ailleurs pour ça qu’il a accepté ce poste au cabinet du Secrétaire d’État au Bien-Être. À la Beijing Business School, Xavier a acquis la certitude que la véritable efficacité économique réside dans l’élaboration de politiques concertées, selon des méthodes de gouvernance rigoureuses et inclusives. Il a été nourri aux sources de l’école des penseurs de l’économie du réel (ER). Il a, en outre, grandi dans le monde rural, et reçu de son père, petit entrepreneur dans le secteur du bois, le sens pratique et le charisme de ceux qui connaissent la nature, les hommes et le travail. Xavier a 38 ans. Son avenir est plein de promesses.

Quand l’accord de gouvernement a été conclu, le jour de la Sainte Claire 2032, le formateur a voulu que le développement du bien-être soit inscrit dans toutes les politiques. Pas question d’en faire un Ministère, mais un Secrétaire d’État a été choisi pour promouvoir des objectifs transversaux coordonnés au sein d’une C.I.M. (Commission Inter Ministérielle). Cette perspective a fait consensus parmi les partis de la nouvelle coalition, mais les ministres se sont progressivement déchirés sur l’affectation de moyens entre les politiques sectorielles et la politique de bien-être. Ils avaient validé cette histoire de politique transversale comme un gadget de communication. Malgré l’échec des politiques ordolibérales du début du siècle, la vieille pensée n’était pas morte.

Xavier Rostang, lui, avait l’ambition de créer la rupture avec le passé, et d’enclencher un cercle vertueux où le bien-être de la population soutient la dynamique de croissance, et permet de développer la puissance publique. Envisagé de la sorte, le bien-être devient un double levier de développement : les travailleurs, plus épanouis, partenaires de croissance, sont plus entreprenants dans leur travail, et dopent la production ; la recherche du bien-être permet l’expression de nouveaux besoins, et stimule la consommation. Dans ce cercle vertueux, ce n’est pas uniquement l’économie qui sort gagnante. Toutes les politiques sont dynamisées. La recherche du bien-être sert l’innovation dans la santé, l’action sociale, l’aménagement du territoire, l’économie des services, le logement, etc. Enfin, d’un point de vue plus politique, ce cercle vertueux peut devenir un mouvement perpétuel. La liaison forte entre bien-être et croissance finit par constituer, au-delà d’un point de rupture, une dynamique qui s’entretient elle-même, et qui rejette toute perspective alternative dans le domaine des élucubrations aventureuses, garantissant ainsi une paix sociale durable.

Il s’était donc battu pour imposer des process transversaux et deux d’entre eux devraient être validés à la C.I.M. de cet après-midi. Ces deux programmes stratégiques sont au cœur de l’innovation bien-être (IBE). En effet, ils portent tous les deux sur le cœur de la résistance au changement. Il fallait absolument accompagner la transition et vaincre l’inertie des groupes de population les plus fragiles, qui, tout au long de décennies d’accoutumance à la misère, avaient fini pas intégrer, et transmettre de génération en génération, l’idée ancienne que le bien-être n’est pas à la portée de tout le monde.

La première proposition est le Pass Bien-Être. L’idée est simple : permettre à ces groupes vulnérables de bénéficier gratuitement et en temps réel d’un ensemble de services qui favorisent le bien-être. Désormais, il n’y a plus de réponse univoque aux souffrances des personnes. Elles ont besoin de solutions personnalisées. Elles pourront choisir ce qui leur convient dans un cadre où elles recevront des informations pour effectuer un choix réfléchi. Ce volet informatif permettra aux personnes d’agir selon leur préférence et d’obtenir des conseils autant que possible personnalisés. Souvent ces personnes s’éloignent du bonheur parce qu’elles ne sont pas informées des bonnes attitudes et des bons comportements à adopter. Bien souvent, les communautés ont fini par acquérir des représentations biaisées de la réalité.

Le Pass Bien-Être sera géré par une application qui donnera accès aux services et offrira des conseils pour accompagner les citoyens dans leurs décisions au quotidien. Plusieurs éléments doivent encore être finalisés :

1° Les services gratuits proposés. Une première liste a été dressée avec des offres thérapeutiques, des coaches de différentes sortes (vie, sport, job … ), des offres culturelles, des solutions de mobilité, des formules de repas.

2° Les groupes-cible. Des messages démagogiques circulent, selon lesquelles le Pass va être offert à tout le monde. Le Secrétaire d’État a toujours été clair : l’IBE doit faire l’objet de stratégies différenciées. Le rapport du groupe d’experts a permis de distinguer plusieurs groupes de besoins, identifiés par niveaux. Le niveau 4 rassemble des besoins de personnes qui vivent des souffrances intenses et durables. Elles sont les plus éloignées du bien-être. À l’autre bout, le niveau 1 est constitué des besoins de personnes qui présentent des risques de s’éloigner progressivement ou par accident d’une vie heureuse. Un algorithme extrêmement fin et puissant analyse une batterie d’indicateurs qui screene la population, isole les situations en fonction du score, et les oriente vers le cluster adéquat. Le pass sera implémenté par étapes auprès des différents groupes.

La deuxième proposition porte sur les coaches. Il s’agit d’ailleurs d’un approfondissement d’un des services du Pass Bien-Être. Il n’y a pas de Bien-être sans une relation personnelle avec une personne qui te reconnaît dans tes qualités. Chaque bénéficiaire du Pass pourra ainsi choisir son coach pour les besoins qui lui sont spécifiques. Pour l’un, il s’agira d’un coach qui l’accompagnera dans un mieux-être au travail, pour un autre ce sera un coach en rétablissement qui orientera et accompagnera vers ce qui fait soin, pour un autre un coach plus focalisé sur le sport, ou encore un coach scolaire. La liste pourrait aussi inclure des accompagnements à la sexualité, à la parentalité, au vieillissement, etc.

L’accent sera mis sur la formation des coaches en assurance qualité. L’approche compétences et l’orientation procédures seront privilégiées. Le training sera centré sur la capacité à réaliser des entretiens personnalisés, clé de voute de la relation.

Fin de journée. Xavier Rostang est rentré chez lui fatigué. Il ne parvient pas à profiter pleinement de sa satisfaction. Le principe du Pass Bien-Être et des coaches est passé. À l’unanimité. Mais la C.I.M. a été tendue. Les résistances sont toujours là.

Les choix sur la mise en œuvre s’annoncent compliqués. Il faudra être endurant. Les politiques n’ont pas tous compris la nécessité d’investir massivement au démarrage. Les marges budgétaires sont là, mais ils essaient d’en détourner une partie pour revaloriser des politiques sectorielles. C’est épuisant de négocier avec leurs représentants, parce que les positions sont souvent idéologiques. Impossible d’argumenter rationnellement. Heureusement, parmi les stakeholders, il a pu compter sur l’appui des experts des cabinets d’ingénierie, qui ont perçu tout le potentiel de la transformation en cours. Et le secrétaire d’État, lui aussi formé à la BBS, fait preuve d’un soutien sans faille. Il joue son avenir politique sur cette transformation.

Xavier doit aussi se coltiner l’accueil de sa fille ! Cindy, grande adolescente sombre, est affalée dans le canapé avec sa console. Elle n’a aucune envie d’entendre le baratin de son père sur le bien-être. Son enthousiasme la fatigue.

Il a toutes les peines du monde à accepter ce qu’il appelle l’état de sa fille. Depuis la séparation, il a obtenu la garde principale, la mère de Cindy étant régulièrement en proie à des épisodes de dépression. Xavier craint pour Cindy, mais il travaille beaucoup, et ne peut être aussi présent qu’il le voudrait. En lui parlant de ses projets, il essaye maladroitement d’intéresser sa fille au coaching. Ce soir encore, elle a éclaté d’un rire méchant, avant de lui hurler de garder ses salades pour son ministre.

Ce n’est pas un ministre ! c’est un secr…

— Je l’emmerde, et je t’emmerde aussi.
— Et elle plonge ostensiblement d’un air boudeur dans ce jeu qui la captive depuis une semaine.

Elle y évolue dans un monde virtuel, où elle a créé un avatar qui est un maniaque sadique qui emprisonne des hommes et des animaux qu’elle livre à des sortes de joutes sexuelles violentes. Ça désespère Xavier. Il ne peut s’empêcher de penser à l’état de son ex-femme. Il se sent seul, et nul.

Aussi, il plonge à son tour dans le journal qui parle déjà du Pass à travers deux cartes blanches qui expriment des avis divergents. D’un côté Maria de Calopée, directrice du Théâtre Royal de La Monnaie refuse de faire de son opéra une institution de santé mentale. Xavier lit avec beaucoup plus d’enthousiasme l’avis de Jean Vrancken, directeur de Phantasia, la coupole qui rassemble les structures culturelles du Pays de Charleroi (Le musée de l’image réelle et virtuelle, le Bois de Cazier, le Palais de Beaux-Arts, Fun Aventures Marcinelle). Il explique merveilleusement comment les expériences culturelles qu’offre Phantasia permettent des variations imaginaires et émotionnelles sur le bien-être dont les conséquences sont bien concrètes dans la vie quotidienne.

En s’endormant, Xavier ne peut cesser de penser à cette fabuleuse aventure du bien-être qu’il est en train de mettre en œuvre pour ses concitoyens. Demain, il passe à l’action. Mais, rien à faire, toutes les nuits qui précèdent ce genre de journée, ce cauchemar qui repasse. Il revoit ce vieux baba-cool qui porte maintenant costard et cravate. Il erre dans un immeuble vide où il entend des voix qui lui parlent et vantent l’économie sociale, sociaaaale, bien-être. Être. Bien. Solidaire, démocrate. A.MÉ.Li.OOOO.RA.tion des CONdiTIONs d’EEEExistence. EPANOUUUUisssement de la PEEErsonne humaine. Uuutilité. LoooCAL.

L’aube s’est levée, c’est le jour de l’opérationnalisation. Il a deux rendez-vous importants. L’un avec des représentants de SANHOPE, la multinationale du médicament et des solutions de santé. Ils ont construit des packs de services à domicile qui pourraient entrer dans le Pass Bien-Être. La proposition apparaît très complexe, ce qui la rend vraiment intéressante car elle permet de s’ajuster aux besoins de chacun. La base est un système de télé-support qui va du diagnostic au suivi du traitement (prescription et ajustement du traitement, suivi des effets, conseils de santé…).

Le deuxième rendez-vous de Xavier Rostang aura lieu avec DOTEXHO, leader du marché sur les repas aux personnes et collectivités. Ils ont mis en place un système de repas auprès des personnes bien ajusté aux besoins de santé de chacun.

De l’autre côté de la rue, Xavier Rostang se demande ce que la petite dame âgée perdue dans ses pensées pense de tout cela. Elle est un peu désorientée et personne ne vient vers elle. Qui va lui proposer de prendre soin d’elle quand la maladie d’Alzheimer sera plus invalidante ? Elle n’a pas d’enfants et sa solitude lui pèse énormément. On aperçoit son inquiétude de l’avenir même si elle veut rester dans sa maison, dans son univers parce qu’elle a ses repères. Est-ce que ce pass bien-être peut l’aider ? Qu’est-ce que ce truc va lui apporter ?

Pas le temps de traîner. Cindy attend d’un air agacé que son père la conduise devant l’école. Évidemment, elle n’y rentrera pas et ira de suite chercher son pote Grass pour aller glander quelque part. Ils refont souvent le monde ensemble. Ils construisent des scénarii rocambolesques dans lesquels ils éliminent les politiciens ingénieur-économistes et tous ces bien-pensants en costard cravate qu’elle ne peut s’empêcher d’associer à son père. C’est son assurance qui l’exaspère le plus. Sa façon de croire qu’il sait mieux que les autres « comment sortir les gens de la misère » ! Clairement, il a de bonnes intentions, c’est un idéaliste. Cependant, Cindy trouve ses méthodes douteuses. Des coaches « assurance qualité » qui vont expliquer aux imbéciles comment ils doivent mener leur vie, baiser, s’occuper de leur gosse et vieillir… c’est écœurant. Cindy a honte. Pas question de rentrer dans ce jeu-là ! Elle trouve son père culotté, lui qui n’a jamais su s’occuper de sa maman, ni d’elle.

Dans la voiture qui roule vers l’école, Xavier Roustang doute. Il ne le montre jamais. Ces relations politiques et commerciales en seraient bien trop déstabilisées. Son doute porte principalement sur la transition et la bataille qu’il faut mener pour vaincre l’inertie des groupes. C’est évidemment sa relation avec Cindy qui vient le questionner. Il n’a pas réussi à la remobiliser. Les résistances au changement sont de plus en plus présentes et ses connaissances en coaching ne suffisent pas à mettre sa fille sur la voie de l’épanouissement et du bien-être.

Cindy a claqué la porte sans un mot… Il faut qu’il se reprenne.

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Pour aller plus loin

  • BELLAHSEN, Mathieu. La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle. Paris, La Fabrique, 2014.

Petit livre, assez facile à lire, écrit par un psychiatre français de secteur. La thèse principale du livre est que « la santé mentale positive est un vecteur central qui applique à l’intime la norme et la concurrence » (p 19). La santé mentale est devenue un instrument pour gouverner les vies.

La santé est désormais définie à la fois comme une ressource (dynamique de repérage des ressources et d’adaptation au milieu), et comme une ligne d’horizon : le bien-être complet. Les définitions passent d’un niveau à l’autre, parfois avec une sorte d’ambiguïté comme le montre les deux définitions suivantes :

1986, Charte d’Ottawa : « Pour parvenir à un état de complet bien-être physique, mental et social, l’individu, ou le groupe, doit pouvoir identifier et réaliser ses ambitions, satisfaire ses besoins et évoluer avec son milieu ou s’y adapter. La santé est donc perçue comme une ressource de la vie quotidienne, et non comme le but de la vie; c’est un concept positif mettant l’accent sur les ressources sociales et personnelles, et sur les capacités physiques. La promotion de la santé ne relève donc pas seulement du secteur de la santé : elle ne se borne pas seulement à préconiser l’adoption de modes de vie qui favorisent la bonne santé ; son ambition est le bien-être complet de l’individu. »

OMS, santé mentale : « La santé mentale est un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté. Dans ce sens positif, la santé mentale est le fondement du bien-être d’un individu et du bon fonctionnement d’une communauté. »

Mathieu Bellahsen dénonce le versant adaptatif de ces définitions : « La santé mentale articule la personne et son individualité propre avec le champ du travail et la communauté. Cette articulation pose le problème selon un certain angle : celui de la production. La santé mentale permet à l’individu de se produire lui-même (se réaliser), de produire de la richesse (le travail) et de produire du « lien social » (sa communauté). Chaque niveau doit fonctionner et s’agencer correctement. » (p. 95)

Il critique également l’évacuation du côté tragique de l’existence :

« En redéfinissant positivement la santé puis la santé mentale, c’est la conception même de la vie et de l’existence qui s’en trouve modifiée. En douceur, la partie tragique de l’existence humaine est évacuée. Pourtant, une entité existentielle comme celle de l’angoisse n’est-elle pas l’un des moteurs les plus importants pour que l’espèce humaine avance et se civilise ? » (p. 97)

« Pourtant les épreuves de la vie, les souffrances, les folies, les moments de décompensation et d’effondrement peuvent agir comme des réorganisateurs de la vie » (pp. 97-98)

Voici un extrait conclusif de cette étude sur les représentations culturelles de la santé à travers l’histoire.

« Qu’est-ce qu’une représentation culturelle ?

Une représentation culturelle est une élaboration collective, une image du monde qui est étroitement reliée au social et à la culture d’un pays à une époque donnée. Toute explication de faits concrets fait donc toujours l’objet d’une élaboration collective en fonction des savoirs, des croyances, des opinions et des idéologies, des ingrédients culturels qui varient selon les  époques.

Quelles sont les variations des représentations culturelles sur la santé et la maladie dans l’histoire ?

Dans l’Antiquité, être en bonne santé c’est bien conduire sa vie, être en harmonie en toutes choses. L’analogie du conducteur de char ou du capitaine de bateau est souvent employée car les maladies sont comme les écueils sur le chemin ou une tempête à affronter. Il s’agit en effet de mener l’embarcation qu’est son existence à bon port. La médecine, comme l’éthique, sont assimilées à l’art du pilotage. Le souci de soi prôné par les Grecs consiste donc à garder fermement le cap de sa vie : conduite harmonieuse en toutes choses, savoir éviter les écueils, vertu, vigilance constante.

Le Moyen-âge considère la vie terrestre comme une épreuve, la santé ne signifie donc pas grand-chose puisque le salut se trouve dans l’au-delà. L’homme du Moyen-âge a tendance à négliger son corps qu’il envisage plutôt comme un outil, un mal nécessaire, qui appartient à Dieu qui en dispose comme il l’entend. Quand une maladie survient, elle est le signe du péché et c’est à Dieu que l’on s’en remet pour demander la guérison.

A l’époque des Lumières, on envisage le corps humain comme une machinerie délicate, un système d’horlogerie. Dès lors, veiller au bon fonctionnement de chacune de ses parties doit assurer le bon fonctionnement de l’ensemble. La médecine s’efforce de découvrir et de comprendre au mieux toutes ses fonctions afin de pouvoir les restaurer quand elles sont défaillantes. Si Dieu reste l’horloger qui a présidé à la conception de l’ensemble du mécanisme « homme », les médecins sont préposés à la compréhension et à l’entretien de son fonctionnement. La santé est donc représentée comme le bon fonctionnement de toutes les parties du mécanisme complexe qu’est le corps et le médecin comme un mécanicien.

Au XIXe siècle, la santé est représentée comme un capital à gérer et à faire fructifier. La gestion de la santé est une économie complexe qui vise la force. La bonne santé est codée comme un « silence des organes », c’est un état où rien ne manque ni ne gêne et qui permet une rentabilité maximale des forces du corps. Le siècle qui voit l’avènement de l’industrialisation et l’invention de la machine à vapeur se représente la santé comme la marche optimale d’une industrie qui est le corps-machine. Le médecin est l’ingénieur qui entretien et répare ces corps-machines à l’aide de la science et de la technique.

Aujourd’hui, la laïcisation de nos sociétés a opéré, en matière de santé et de maladie, un glissement du dogme à la norme. En effet, la maladie n’est plus considérée comme un châtiment divin pour les pêcheurs mais comme la mauvaise intériorisation des normes de santé par un individu qui se montre irresponsable dans ses comportements. Au niveau des individus, la santé est devenue une valeur individuelle en même temps qu’une norme sociale. C’est-à-dire que la santé de chacun est considérée comme un capital à gérer de manière optimale, à la fois pour son propre bien-être mais aussi pour le profit de la société dans son ensemble. Cette utopie, ce culte de la santé parfaite, est engendré par une nouvelle morale de la santé qui s’incarne dans un projet politique de philosophie utilitariste, destiné à maximiser le bien-être des individus. Cela donne une dimension presque métaphysique aux représentations de la santé et aux savoirs de la médecine.

En quoi les représentations culturelles influencent-elles les pratiques ? (et vice versa)

Les pratiques mises en place par les hommes dans tous les domaines (santé, éducation, politique…) sont toujours tributaires des représentations qui leur ont donné naissance. Par exemple, les représentations de la santé et de la maladie au Moyen-âge avaient toutes deux à voir avec Dieu. Par conséquent, au niveau des pratiques, la prière prévaut sur les pratiques médicales (médication, chirurgie…). D’un autre côté, les évolutions scientifiques et techniques peuvent également affecter les représentations. Par exemple, les découvertes et les progrès techniques des Lumières ont eu une influence certaine sur la représentation du corps comme mécanisme d’horlogerie.

Comment les représentations culturelles de la folie vont influencer des pratiques ?

Dans l’Antiquité, la folie est pensée comme le résultat  d’excès, le traitement consiste donc à rétablir l’équilibre et la mesure. Pour cela, on recourt à des médications allopathiques mais aussi à une « thérapie relationnelle » qui consiste à amuser, distraire, calmer ou « secouer » le malade selon l’état dans lequel on le trouve. Un équilibre est à trouver, on raisonne le malade sans trop le contrarier ni être trop complaisant. Les représentations antiques font de la folie un déséquilibre, un excès, les pratiques médicales de l’époque sont donc élaborées pour restaurer un équilibre perdu.

Au Moyen-âge, les représentations de la santé ont plus à voir avec la théologie qu’avec la science. La folie n’est donc pas soignée au Moyen-âge puisque les représentations la codent comme un péché envers Dieu. Selon la gravité et l’origine supposée de la folie (péché, démons, possession, animalité de l’homme…), on écarte le fou de la société (abandon, errance), on l’enferme à vie ou on le condamne à mort. Dans la pratique, la folie est donc plus affaire de justice que de médecine pendant cette période.

Les Lumières considèrent la folie comme une maladie de l’âme, elle est déraison. Cette représentation d’un dualisme âme/corps entraîne des pratiques d’enfermement plutôt que de soin. En effet, cette représentation fait de la folie le contraire de la raison, elle n’a donc rien à voir avec le corps. On ne peut repérer dans le corps aucun organe, aucun mécanisme qui provoquerait la folie. Celle-ci est donc plus une affaire de police, par les désordres qu’elle provoque, que de médecin.

Le XIXe siècle voit la naissance de la psychiatrie telle qu’on la connaît aujourd’hui. Pour la première fois, on va tenter véritablement de soigner les insensés. En effet, le fou est représenté comme un aliéné, sa folie n’est donc plus totale, on lui reconnait un reste de raison, ne fut-ce que par intermittences. Cette nouvelle représentation de la folie rétablit l’aliéné dans son humanité, ce n’est plus un animal à parquer, à contenir mais un malade à soigner. L’aliéniste va donc orienter ses pratiques de manière à travailler sur ce reste de raison pour essayer d’atteindre la guérison.

Au XXe siècle, la folie est définitivement codée, représentée, comme une maladie qui peut être soignée. Dès lors, les pratiques de soins en matière de folie vont plutôt être influencées par les nouvelles découvertes (comme les neuroleptiques par exemple) et des débats d’écoles et des controverses politiques : la folie doit-elle être soignée à l’hôpital ou des soins en ambulatoires peuvent-ils être efficaces ? La folie est-elle d’origine purement psychologique (psychanalyse) ou biologique (neurologie, génétique…) ? Le plus grand changement que nous pouvons repérer au XXe siècle au niveau de l’influence des représentations de la folie sur les pratiques est le passage du paradigme de la psychiatrie (qui traite les pathologies mentales) à celui de la santé mentale (qui s’intéresse à la souffrance psychique de quelque origine qu’elle soit, pathologique et/ou sociale).

En quoi les représentations culturelles sont-elles politiques ?

Les représentations culturelles sont politiques en ce qu’elles participent à l’élaboration du monde puisqu’elles influencent aussi bien les valeurs, les normes, les institutions et jusqu’aux outils et techniques. Envisager les problèmes de santé sous l’angle des représentations nous permet donc d’élever nos réflexions au-delà du donné naturel – il y a des maladies que la médecine essaye de soigner- pour nous interroger sur ce que les différentes conceptions de la santé et sur ce que les pratiques que nous élaborons en la matière nous disent du monde. Ce type d’approche nous révèle donc que les citoyens ont une possibilité d’action de nature politique sur les représentations de la santé : ils peuvent en effet agir pour modifier les représentations et les pratiques qui sont façonnées par elles. »

 

Cette étude est la suite du travail sur les représentations de la santé au cours de l’histoire. Elle dessine des lignes de fuite par-delà la santé.

Un extrait de l’introduction :

« Les sociétés occidentales érigent l’utilitarisme en principe de justice. Une certaine conception de la liberté et la responsabilité de chacun sont élevées en principes politiques suprêmes tandis que le pouvoir est chargé d’agir de manière à maximiser le bien-être du plus grand nombre. Dans ce contexte, la santé est un enjeu essentiel des politiques publiques, elle est considérée comme un bien collectif.

Au niveau des individus, la santé est devenue une valeur individuelle en même temps qu’une norme sociale. C’est-à-dire que la santé de chacun est considérée comme un capital à gérer de manière optimale, à la fois pour son propre bien-être mais aussi pour le profit de la société dans son ensemble. La conséquence de ce système de valeurs est de construire un « devoir individuel de santé».

Comment se construit ce devoir ? Pour le comprendre, il faut s’arrêter sur la représentation du risque dans nos sociétés et sur les stratégies mises en place par la Santé Publique pour y faire face : la prévention.

Nous vivons dans une société où le risque est partout[1] : risque environnemental, risque technologique, chimique… Face à ces risques, tout un appareil de savoir se développe (quels sont les risques, comment ils apparaissent, comment les éviter). Savoir qui est ensuite largement diffusé dans la population, c’est la prévention.

Dans sa gestion du risque, la Santé Publique joue donc sur deux ressorts : l’inquiétude et la prévention, de manière à ce que les facteurs de risques s’inscrivent profondément dans le corps et l’âme de chacun.

Cette stratégie d’anticipation du risque[2] a profondément modifié le rapport santé maladie. Elle signe le passage de la « médecine de la maladie » à la « médecine de la santé »[3]. La mission de la médecine comme Santé publique est la gestion du risque. La médecine n’intervient plus seulement « après-coup » pour soigner une maladie déjà là, elle est devenue prédictive et à ce titre investit les espaces de vie intimes par la diffusion massive des codes et des normes de la vie saine et par la surveillance étroite de tous les aspects de l’existence (épidémiologie, statistiques et dépistages entre autres). La connaissance statistique du risque donne à la médecine accès aux corps individuels. Mieux encore, les individus sont invités à prendre une part active à la médecine de la surveillance, chacun est doublement responsable, de soi-même et des autres. De soi-même comme porteur de facteurs de risque à neutraliser pour le bien de la collectivité, des autres en assumant une part active dans la surveillance et le contrôle de chaque autre. La médecine instaure ainsi une culture sociale du soupçon où la déviance devient une faute juridique et morale.

En effet, la médecine dont le rôle traditionnel est la prise en charge technique des problèmes de santé à travers les actes médicaux est entrée aujourd’hui dans un processus dynamique d’élargissement de son champ d’application à des domaines qui ne relevaient pas fondamentalement de son territoire. C’est ce qu’on appelle la médicalisation de l’existence.

Cette médicalisation se traduit par une surveillance étroite des corps et des comportements, plus seulement en cas de maladie mais tout au long de la vie. Cette « santéisation [4]» de la société opère un glissement, le but n’est plus seulement d’éviter les risques mais d’aller vers le « toujours mieux », c’est la société du bien-être.

Cette médicalisation à outrance entraîne une obsession de la santé parfaite. Obsession d’autant plus forte que le fait d’être sain est associé à la normalité et que  tout écart à cette norme fait l’objet d’un jugement moral. Tout individu qui s’écarte sciemment de la norme de santé est considéré comme un déviant – forcément pathologique – dont le mode de vie et les choix comportementaux nuisent à la fois à lui-même et à la collectivité. »

 

Et un extrait des pages 22 et 23 qui ponctuaient l’analyse du concept de « Grande Santé » chez Nietzsche :

« Où nous mène le fait de procéder à une critique des représentations actuelles de la santé ?

L’examen critique des représentations actuelles de la santé nous conduit à une critique des valeurs qui sous-tendent ces représentations et des normes qui les font vivre. Nous avons vu que la médecine actuelle prétend assurer le bien-être pour tous à l’aide de normes de santé élaborées à partir d’outils comme la surveillance et l’évaluation statistique. Or, ces normes de santé, qui sont censée dessiner les contours de l’ « homme normal » engendrent de la souffrance pour les hommes concrets qui peinent à les rencontrer pleinement. Pourquoi ? Parce que rares sont les hommes qui peuvent incarner adéquatement une moyenne statistique, autrement dit un idéal, tout au long de leur existence. La conséquence en est que tout le monde se retrouve en défaut, à un moment ou un autre, par rapport à la valeur suprême qu’est la santé aujourd’hui. La santé est effectivement devenue un bien, une valeur en soi. Le problème avec le système de normes porté par la médecine, c’est qu’il se veut unique et se présente comme une valeur absolue : la santé, c’est le Bien.

Au terme de ce raisonnement, nous proposons de partir des hommes concrets plutôt que d’un idéal pour élaborer des normes de santé. Afin que ces normes puissent prendre en compte l’historicité des individus, le fait que des choses forcément leur arrivent, et que les individus doivent apprendre à composer avec ces évènements. Donc, les normes de santé devraient, selon nous, permettre des marges de créativité aux individus, une « production de soi », c’est-à-dire un jeu avec les normes, une capacité d’adaptation, un style.

Quel changement majeur nous suggère le modèle de la Grande santé de Nietzsche en matière de représentation de la santé ?

Le concept de Grande santé chez Nietzsche est très différent de notre représentation actuelle de la santé. En effet, la médecine européenne s’est constituée avant tout contre la peur de la mort et non dans l’affirmation de la vie. Rappelons-nous, le grand but de la médecine est d’éviter la mort et la maladie le plus longtemps possible pour chaque individu. Pour cela, la médecine cherche à prédire les risques pour notre santé et élabore des outils de surveillance (statistiques de santé publique, dépistages précoces…) afin d’éviter ces risques. La santé, Souverain Bien moderne, est envisagée comme quelque chose que nous devons préserver le plus longtemps possible. Il s’agit donc de conserver sa santé contre les assauts de la maladie et de se garantir des facteurs de risques par un comportement adéquat.

Pour Nietzsche, toute force a une double polarité positive/négative. Les forces positives sont des forces actives, affirmatives, elles s’emploient à épanouir et à exalter la vie dans toutes ses facettes. Les forces réactives quant à elles sont négatives en ce qu’elles s’emploient à dégrader, dénigrer et amoindrir la vie. Mais que vient faire cette distinction dans les questions de santé ?

La peur de la mort est envisagée par Nietzsche comme la grande maladie européenne qui fait prendre, à tort, la conservation pour l’essence du vivant. La conservation de soi est présentée comme un instinct vital, c’est pourquoi les forces réactives dominent selon lui le champ de la santé. Au contraire, Nietzsche se veut résolument du côté des forces actives. Pour lui, la vie n’est qu’extension de puissance, ce qui paradoxalement met souvent en cause la conservation de soi. Dans cette vision particulière, la maladie fait partie intégrante de la vie et a une signification importante dans les existences par la possibilité créatrice qu’elle porte en elle. La Grande santé de Nietzsche se veut donc une représentation positive de la santé qui s’appuie sur l’expérience des hommes concrets.

Avec son concept de Grande santé, Nietzsche réhabilite une valeur de positivité de la maladie. En effet, plutôt que d’essayer de se conformer à un modèle idéal et d’éviter à tout prix la maladie et les accidents, en sacrifiant souvent les richesses qu’ils sont susceptibles d’apporter (ce que Nietzsche traduit par la formule « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort[5] »), l’homme nietzschéen accueille la maladie et cherche le sens nouveau qu’elle peut apporter à son existence. »

 

Une analyse critique de la santé mentale passe par une réflexion sur les normes que cette pensée induit.

Voici quelques pistes bibliographiques :

  • ABSIL, Marie. Normes. Liège, Centre Franco Basaglia. 2012.

Cette analyse synthèse la notion de norme chez Michel Foucault. Extrait :

« Les normes ont donc un pouvoir d’action beaucoup plus étendu que les lois. Plutôt que de s’appliquer uniquement à certaines personnes par l’interdiction et la sanction des comportements les plus extrêmes (comme le meurtre par exemple), elles touchent l’ensemble de la population par leur effet de normalisation. Effet de normalisation qui se fait sentir, par sa dimension créatrice et prescriptive héritée du partage entre le normal et le pathologique, dans tous les aspects d’une vie humaine, de l’apparence physique d’une personne (maigre, gros, grand, petit,…), de sa santé (bonne, mauvaise), de sa manière d’entrer en relation avec les autres (soumis, dominateur, indépendant, marié, célibataire, parent…), de son rapport au travail (travailleur, chômeur, invalide, workaholic, fainéant,…), de ses affects (enjoué, malheureux, en colère, déprimé,…) et de sa vie psychique en général (bonne ou mauvaise santé mentale, présence ou non de maladie). La normalisation des existences est obtenue par la formulation même de la norme en tant que modèle prescriptif auquel il faut se conformer mais aussi par la mise en place de techniques d’intervention et de transformation (les dispositifs disciplinaires et de contrôle) des individus quand ceux-ci s’écartent trop du modèle proposé. »

 

Cette analyse complète celle sur les normes.

 

  • DARDOT, Pierre. La norme et le collectif. In : Chemla (dir), Politique de l’hospitalité. Reims, La CRIEE, 2014, pp. 83-98.

Bon résumé des différents types de pouvoir chez Foucault (souveraineté, disciplinaire, dispositif de sécurité). Et les conséquences à tirer si nous voulons infléchir les normes : praxis instituante.

 

Les références suivantes permettent d’imaginer ce qui se dessine à l’avenir en santé :

  • Santé 2030. Une analyse prospective de l’innovation en santé. Paris, LEEM.

Une analyse prospective qui donne le point de vue de l’industrie du médicament.

 

Notes

[1] Voir Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion, Paris, 2001.

[2] Voir l’étude de Marie Absil, Les représentations de la santé dans l’histoire, pp. 40-41

[3] Nicolas Tanti-Hardoin, La liberté au risque de la santé publique, Les belles lettres, Paris, 2013, p.25.

[4] Ibidem, p.48.

[5] Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles, in Friedrich Nietzsche, Œuvres, Volume II, Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1993, Maximes et pointes §8, p. 950.

La croissance est un tel lieu commun de notre époque qu’il n’est sans doute pas utile de l’amplifier d’une bibliographie. Le versant critique peut être puisé dans la bibliographie sur la décroissance.

Et par ailleurs, pour avoir quelques perspectives du lien entre croissance et bien-être, on peut notamment se référer aux analyses que le Centre Franco Basaglia a publiées sur la justice sociale, notamment :