Poul Anderson (2) : reconnaissance de l’amour

Poul Anderson Destins en chaîne

Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Les USA connaissent une épidémie de maladie mentale sans précédent et les méthodes de soins traditionnelles semblent ne plus suffire. Un sociologue, Douglas Bailey, décide de se lancer dans une expérience un peu folle. Un simulateur va lui permettre de vivre des existences différentes sous forme de rêves très réalistes. Les différents destins envisagés dans cette nouvelle de Poul Anderson Destins en chaîne, vont nous permettre d’interroger les modèles de prise en charge de la maladie mentale ainsi que leurs conséquences sociales. Dans cette deuxième analyse, nous explorons avec Douglas Bailey l’option d’une société où le traitement de la maladie mentale est basé avant tout sur l’amour.

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Les États-Unis connaissent une épidémie de maladie mentale sans précédent. Le nombre de malades est tellement important que les méthodes de soins traditionnelles semblent ne plus suffire. C’est pourquoi un sociologue, Douglas Bailey, décide de se lancer dans une expérience un peu folle. Il se place dans un simulateur- sorte d’interface homme-machine – qui va lui permettre de vivre des existences différentes sous forme de rêves très réalistes. Les données entrées dans la machine couplée avec l’intelligence et l’émotion humaine postulent une modification sociale et en déduisent les conséquences. Douglas Bailey tente ainsi de trouver une solution qu’il espère radicale à la problématique de la maladie mentale.

Cette analyse est la deuxième d’une série qui prend pour base une nouvelle de Poul Anderson, Destins en chaîne. Les différents destins envisagés par le couple homme-machine, nous permettent d’interroger différents modèles de prise en charge de la maladie mentale ainsi que leurs conséquences sociales. Dans cet article, nous allons décrire le Destin 3, c’est-à-dire la troisième solution proposée par la machine à Douglas Bailey. Ce qui va nous permettre d’approfondir notre réflexion et de jeter une lumière nouvelle sur les questions de reconnaissance et d’émancipation.

 

Destin 3 : l’amour comme traitement

Douglas Bailey est à l’hôpital mais curieusement son état semble avoir empiré depuis son hospitalisation. L’idée du traitement est de recréer son enfance. Sa chambre ressemble donc plus à une nursery qu’à une chambre d’hôpital. Ce décor ne plaît pas du tout à Bailey qui s’interroge sur sa finalité.

« Eh bien, l’idée directrice est de recréer ton enfance. C’est-à-dire l’amour, la confiance et l’innocence que tu avais alors en partage. Je sais que ça a l’air bête, mais un décor de nursery devrait rappeler à ton pauvre subconscient ce qu’il a perdu, lui rappeler qu’il y a un moyen de le retrouver.[1] »

Pour son traitement, Bailey bénéficie aussi d’une technicienne psychiatre personnelle – Birdie –  avec qui il fait tout le temps l’amour (dès qu’il fait une crise ou proteste). Elle est chargée de lui apporter tout l’amour qui lui manque et c’est supposé suffire comme traitement. Mais Douglas Bailey souffre énormément dans ce décor ainsi que de l’amour fade de Birdie. Il s’interroge à voix haute sur les causes organiques possibles de la maladie mentale. Mais Birdie balaye ses interrogations, elle affirme que l’amour est le seul traitement valable et l’entraîne dans une nouvelle relation sexuelle pour l’apaiser.

« En tout état de cause, la schizophrénie n’est jamais que l’impossibilité d’entrer en contact avec le monde extérieur. On ne peut espérer obtenir la guérison si la communication n’est pas rétablie, n’est-ce pas ? Réfléchis chéri, et tu verras que j’ai raison. Mais l’amour est le pont qui franchit tous les gouffres.[2] »

Dans cette partie de la nouvelle, Poul Anderson fait expérimenter à son personnage une société où la reconnaissance de l’amour, théorisée par Axel Honneth[3] d’après les travaux de Donald Winnicott[4] sur la relation entre la mère et son nourrisson, est considérée comme une panacée face aux problèmes de santé mentale. Devant l’épidémie qui frappe la population, le poids de la culpabilité et du soucis des proches des malades pour qui « rien n’est plus important que le bien-être de leurs êtres chers » a été prépondérant. Tout doit être fait pour apporter l’amour et la reconnaissance qui ont supposément manqués aux malades. Dès lors, des moyens colossaux sont mis en place. Tout l’argent public est consacré au traitement des malades, au détriment de la vie économique du pays et sans interrogation aucune sur l’efficacité des moyens mis en place.

« Et exception faite du complexe qui couronnait orgueilleusement la colline, San Francisco laissait voir sa décrépitude : ici une devanture vide, plus loin une maison au jardin envahi par les mauvaises herbes. Les affaires étaient en pleine déconfiture- exactement comme Douglas Bailey. Il était sociologue et avait eu connaissance des statistiques.  La causes de ce déclin ne laissait pas place au doute. Puisque les maladies mentales à tous les niveaux, depuis l’innocente excentricité jusqu’à l’insanité pleine et entière, atteignaient presque les proportions d’une épidémie et que les États-Unis considéraient comme un devoir national de prendre soin des victimes du fléau avec la générosité dont ils faisaient preuve, il fallait bien que quelqu’un paie la note. Et c’étaient les impôts, c’était l’inflation, avec leurs habituelles conséquences.[5] ».

Bailey estime quant à lui qu’il n’a jamais manqué de reconnaissance. Devant son mal-être qui est grandissant, il doute de plus en plus de l’efficacité de l’amour comme traitement. Il ne peut s’empêcher de penser que l’origine de sa maladie ne se situe pas uniquement dans la sphère de l’intime. Bien plus, cette focalisation entêtée de sa technicienne psychiatre sur une seule dimension de sa psyché lui semble totalitaire et le met en colère. Il s’en ouvre à Birdie dans une discussion où il finit par lui faire remarquer que la formule « la force par la joie », qu’elle lui répète sans arrêt, est un slogan nazi. S’ensuit un dialogue hallucinant où Birdie affirme qu’Hitler, ainsi que tous ceux qui l’ont suivi, manquaient en fait d’amour. Ce qui les a conduit à perpétrer les horreurs que l’on sait. Elle affirme enfin avec aplomb que si les victimes des nazis leur avaient parlé avec amour, tout le monde – bourreaux et victimes – se serait tombé dans les bras.

« Ce pauvre homme…comment s’appelait-il donc ? Hitler, c’est bien ça ?…Comme il devait être sevré d’amour ! [6]»

A ce discours, Bailey est pris d’un terrible soupçon. Il demande alors à Birdie si elle l’aime lui en particulier ou s’il est simplement une mission pour elle. Devant les réponses totalement mécaniques et fades de Birdie, Bailey a un accès de rage. Il se jette sur elle et la larde de coups de couteau. Et là, la terrible vérité se fait jour, Birdie n’est en fait qu’un robot.

« Mais est-ce que tu t’intéresse à moi ? S’exclama-t-il. A moi, à moi tout seul, à moi en particulier, non pas parce que je suis un…un bipède sans plumes, mais parce que je suis moi !” 

Elle ne rougit pas. Jamais à sa connaissance, son teint d’ivoire ne s’est altéré. Simplement, ses cils papillotèrent. Et bien murmura-t-elle, j’ai parfois pensé que, si cela devait te rendre heureux, nous pourrions nous marier après ta guérison. Ce serait adorable de m’appeler Birdie Bailey, tu ne trouves pas ? 

Il poussa un hurlement de souffrance, lui arracha son canif et  frappa, frappa, frappa.

 Je t’en prie, ne fais pas ça, implora-t-elle. Ce n’est pas un acte d’amour. 

Il lui ouvrit le ventre. L’espace d’un instant, à travers les ténèbres qui s’amassaient autour de lui, il vit les fils, les transistors, les supraconducteurs thermogéniques, l’accumulateur à haut débit…Emporté par l’élan, son bras continuait à s’abattre.[7] ».

Après ce meurtre, Bailey se sent mourir à nouveau. Son esprit retourne dans les limbes où il fait le bilan de son expérience. Il lui faut conclure que l’amour inconditionnel et indifférencié n’est pas une solution de traitement acceptable. Bailey envisage alors une solution qui ne serait plus centrée exclusivement sur l’individu mais sur la société dans son ensemble. En effet, si l’origine du mal-être d’un nombre grandissant de personnes ne se situe pas dans la sphère intime, dans un manque de reconnaissance et d’amour, c’est certainement du côté des conditions sociales qu’il faut chercher. Bailey demande donc au Dieu-simulateur de générer une société où les contraintes sociales seraient absentes.

« En se concentrant, il parvenait à conserver un certain équilibre au milieu du chaos. Il était Douglas Bailey. Sociologue. Psychonévropathe. Il finissait sa vie dans une institution. Trois vies différentes et trois institutions différentes, chacune aussi moche que les autres.

Pourquoi le simulateur lui faisait-il cela ?

Quand même, le problème était on ne peut plus réel. L’incidence de la psychopathie augmentait. Il fallait que la société agisse d’une façon ou d’une autre.

Mais aucune des trois approches n’était valable. Vraiment valable. L’indifférence meurtrière, la méchanceté meurtrière, l’amour meurtrier. Outre que ce dernier n’était absolument pas de l’amour – en tout cas pas un amour sain. Juste un moyen de réinsérer les gens dans le cadre même qui les avait détérioré.

(…)

Si les conditions sociales étaient responsables de l’épidémie, la guérison dépendait d’une réforme fondamentale. Il fallait éliminer les tensions insupportables.

Clic. Apaisement du chaos.

Plus de contraintes ! Ordonna Douglas Bailey. Place à la première civilisation véritablement libre ! [8]»

Dans la prochaine analyse, nous explorerons avec Douglas Bailey l’option d’une société où une liberté totale de vivre comme ils l’entendent est offerte aux malades.

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Références

[1]    Poul Anderson, Destins en chaîne, in Le chant du barde, Le livre de poche, 2010, p.349.

[2]    Poul Anderson, op. cit., pp.350-351.

[3]  Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, éd. Du Cerf, 2000.

[4]  Donald Winnicott ( 1896-1971) est un pédiatre, psychiatre et psychanalyste anglais. Il a écrit notamment La relation parent-nourrisson, Le bébé et sa mère et La mère suffisamment bonne.

[5]    Op. cit., p.352.

[6]    Op. cit., p.354.

[7]    Op. cit., p.356.

[8]    Op. cit., p.357.