Poul Anderson (3) : la liberté absolue comme justice sociale

Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Les USA connaissent une épidémie de maladie mentale sans précédent et les méthodes de soins traditionnelles semblent ne plus suffire. Un sociologue, Douglas Bailey, décide de se lancer dans une expérience un peu folle. Un simulateur va lui permettre de vivre des existences différentes sous forme de rêves très réalistes. Les différents destins envisagés dans cette nouvelle de Poul Anderson Destins en chaîne, vont nous permettre d’interroger les modèles de prise en charge de la maladie mentale ainsi que leurs conséquences sociales. Dans cette troisième analyse, nous explorons avec Douglas Bailey l’option d’une société où une liberté totale est offerte aux malades.

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Les États-Unis connaissent une épidémie de maladie mentale sans précédent. Le nombre de malades est tellement important que les méthodes de soins traditionnelles semblent ne plus suffire. C’est pourquoi un sociologue, Douglas Bailey, décide de se lancer dans une expérience un peu folle. Il se place dans un simulateur- sorte d’interface homme-machine – qui va lui permettre de vivre des existences différentes sous forme de rêves très réalistes. Les données entrées dans la machine couplée avec l’intelligence et l’émotion humaine postulent une modification sociale et en déduisent les conséquences. Douglas Bailey tente ainsi de trouver une solution qu’il espère radicale à la problématique de la maladie mentale.

Cette analyse est la troisième d’une série qui prend pour base une nouvelle de Poul Anderson, Destins en chaîne. Les différents destins envisagés par le couple homme-machine, nous permettent d’interroger différents modèles de prise en charge de la maladie mentale ainsi que leurs conséquences sociales. Dans cet article, nous allons décrire le Destin 4, c’est-à-dire la quatrième solution proposée par la machine à Douglas Bailey. Ce qui nous donnera cette fois l’occasion d’une réflexion sur des questions de justice sociale.

 

Destin 4 : les Infortunés

Douglas Bailey sort d’un hôpital à San Francisco. L’épidémie de maladie mentale est si importante qu’on a pris des mesures spéciales. Un docteur français, le Dr. Chanson-d’Oiseau, propose un traitement radical qui doit, selon sa conception de la justice sociale, impérativement être gratuit. De plus, tous les malades doivent bénéficier d’une pension, se voir dispensés de tout travail et libérés de toutes obligations. Tous les budgets de l’état vont à la santé mentale et plus rien ne fonctionne correctement dans le pays.

« Ayant montré dans les précédents chapitres que cette épidémie de folie a sa source dans une situation collectivement créée par l’homme (par la surpopulation, la surmécanisation, l’embrigadement, la dépersonnalisation, tout ce contre quoi se révoltent les instincts les plus profonds de l’animal humain), je vais maintenant m’attacher à étudier ce qu’il faut faire pour ces animaux humains qui s’insurgent. Leur nombre, certes, constitue un tel fardeau et un tel péril que la pitié que l’on éprouve à leur égard tend à  se tarir. Pourtant, ce n’est pas leur faute s’ils sont dans cet état : la responsabilité en incombe à l’échec global de la société. Il importe donc de trouver un traitement social qui guérira ce fléau social.

La solution que je propose et que je vais développer de façon détaillée est des plus radicales. Mais que signifie le mot « radical » ? Il vient du latin radix, c’est-à-dire racine. Une proposition radicale est donc celle qui va à la racine des choses.

Il est évident que les services cliniques doivent être gratuit dans toute la mesure compatible avec chaque cas individuel. Mais la psychiatrie est imparfaite. Il y a peu ou pas de guérisons totales. Le patient qui oscille au bord de l’instabilité ou qui a recouvré une certaine stabilité après hospitalisation ne doit plus jamais être soumis aux insupportables tensions qui ont engendré la maladie. Bien au contraire, il convient qu’il soit affranchi de ces tensions. Il n’a qu’un seul devoir : se rétablir ou, à tout le moins, éviter que son état n’empire. Par conséquent, il recevra une pension lui permettant de subvenir à ses besoins et à ceux des personnes à sa charge, lui garantissant un niveau de vie décent. En outre, tant que sa conduite ne constituera pas un danger patent pour des tiers, il sera exempté de toutes les mesures de coercition légale et il lui sera permis de libérer ses impulsions sans restriction chaque fois que ça sera nécessaire…[1] ».

Bailey, absorbé par ses pensées, manque de se faire renverser en traversant la rue. S’ensuit une altercation avec  l’automobiliste. Un policier arrive rapidement sur place et s’emploie à éclaircir la situation. Bailey se dit qu’il va avoir des ennuis mais, à son grand étonnement, le policier prend sa défense dès qu’il lui présente sa carte le signalant comme affecté de maladie mentale.

« Il y eu un hurlement de freins. Une voiture s’immobilisa en dérapant. Le chauffeur, livide, se pencha à la portière. Mais qu’est-ce que vous fabriquez espèce de dingue ? Explosa-t-il.

— Oh ! Bailey revint brusquement au présent et réalisa qu’il se trouvait au milieu de la chaussée alors que le feu était au vert. ..

D’autres automobilistes s’étaient de fait arrêtés, générant un concert de klaxons. Des gens s’attroupaient. Un corpulent agent de police fendit la foule. Alors, que se passe-t-il ?  D’un coup d’œil, il enregistra la scène. Où est-ce que vous avez la tête, hein ? Vous voulez vous faire trucider mon vieux ?

— ..je… Une peur irrationnelle mais terriblement réelle, étreignit la gorge de Bailey.

  Flanquez-lui une contravention, monsieur l’agent, s’exclama le conducteur, et virez-le d’ici ! C’est une menace pour toutes les calandres, ce type là !

— Diable ! Soupira le policier. On va avoir un embouteillage jusqu’à Daly City à cause de vous. Venez donc un peu par là ! Sur le trottoir ! Et montrez voir…

Mais Bailey avait déjà sorti son porte-cartes.

L’agent ouvrit la bouche toute grande.   Mais pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite ? Comme la voiture démarrait, il se précipita et donna un coup de sifflet pour l’immobiliser. Et vous là-bas…arrêtez-vous ! Savez-vous que vous avez failli tuer un Infortuné ?

Le chauffeur blêmit derechef. De la foule s’éleva une voix : Oui, et en plus il l’a insulté. Il l’a traité de dingue.

— C’est vrai ?

Celui qui avait parlé sortit de l’attroupement. Je l’ai entendu de mes propres oreilles, monsieur l’agent. Dieu seul sait quels dommages psychiques cette brute lui a infligés. ».

D’autres personnes corroborèrent les dires du témoin. L’agent se tourna vers Bailey. Je suis désolé, monsieur Bailey, mais pour que je puisse l’inculper d’outrages criminels, il faut que vous veniez avec moi au poste pour porter plainte. Voulez-vous m’accompagner ?

Bailey avala sa salive et secoua la tête.

Bon. N’importe comment, je m’en vais lui flanquer un 666 et il comparaîtra devant je juge Jeffreys. J’y veillerai personnellement. Ceux qui commettent de tels abus dans mon secteur ne s’en tirent pas comme ça ! [2]».

Juste après cet épisode étonnant, Bailey rencontre un homme en robe du soir qui lui explique le pourquoi de la réaction du policier. Dans cette société les gens sont classés en deux catégories, les sains d’esprit sont appelés les Tessies et les malades sont désignés comme Infortunés. La ville est divisée en districts : certains pour les Tessies et d’autres où les Infortunés peuvent faire absolument tout ce qu’ils veulent. Par exemple, les malades peuvent avoir leur permis de conduire sans problème, ils peuvent aussi se garer n’importe où. Un autocollant marqué I sur leur voiture les désigne comme Infortunés, ce qui les met à l’abri des amendes. Mais ce n’est pas tout, dans cette société où la maladie mentale donne tous les droits, beaucoup de lois ont été modifiées : la nymphomanie a été reconnue comme religion, on ne réprime plus l’usage de drogues, des bâtiments sont en ruines à cause des pyromanes qu’on ne poursuit plus…

Dans cette partie de la nouvelle, Poul Anderson fait expérimenter à son personnage une société où la contrainte sociale a été reconnue officiellement comme cause de la maladie mentale. Par conséquent, les malades se voient libérés de toutes contraintes et gratifiés d’une liberté totale. Cette conception de la justice sociale peut-être qualifiée de libertaire au niveau des comportements. Mais il faut envisager également l’aspect économique du principe de justice présenté dans la nouvelle. Il fait penser au principe de justice distributive de John Rawls[3] où ceux qui ont le plus de moyens donnent à ceux qui ont le moins. Mais ici, on peut dire que ce principe, généreux au départ, à été dévoyé. En effet, le principe de redistribution fonctionne ici à l’extrême. Tout est redistribué aux Infortunés, l’économie ne tourne plus faute d’investissement et la ville tombe en ruine. Cette conception de la justice sociale pose donc question car elle ne bénéficie qu’aux malades et ce, au détriment des autres citoyens. Bien plus, la suite de l’histoire nous montre que le débat politique se voit aussi détourné par ce principe de justice.

Tout en poursuivant ses explications, l’homme en robe de soirée emmène Bailey dans une soirée où il en apprend plus sur les transformations du monde depuis son hospitalisation. Dans la soirée, il rencontre un homme qui se prend pour Gengis Khan. Son ami lui apprend que si on ne le conforte pas dans son idée, il intente un procès pour dommages psychiques et qu’il gagne souvent ses procès ! Il ajoute que de plus en plus de gens tentent de se faire reconnaître comme Infortuné afin de ne plus avoir à travailler. Les homosexuels ont milité pour cela et ont gagné leur cause, l’homosexualité est à nouveau reconnue comme maladie mentale. Les afro-américains parlent de faire reconnaître que le fait d’être noir est une maladie mentale, ils considèrent que la discrimination raciale leur cause des dommages psychiques. D’abord choqué, Bailey se laisse peu à peu gagner par l’ambiance débridée de la soirée. Quand les gens se mettent à danser à la soirée, Bailey se met à sauter en tout sens avec eux. Mais ils sont si nombreux que le bâtiment, non entretenu faute de budget, s’écroule. Douglas Bailey meurt une nouvelle fois. La sarabande de ses réflexions reprend.

« Prends le monde précédent, par exemple. Il y avait l’ébauche d’une idée : éliminer les tensions qui font craquer les personnalités les plus faibles ; L’ennui, c’est qu’une société ne peut fonctionner sans une certaine intolérance et sans certaines contraintes.

Pas celle-ci, tout au moins. Une société technologique à dominante urbaine orientée vers le rationalisme doit brider les gens, et cette coercition sera toujours trop brutale pour certains. Mais si l’on postule une culture absolument différente ?

(…)

Clic. La matrice était fécondée.

Non ! Hurla Douglas Bailey avec horreur. Je ne voulais pas dire cela !

Il était trop tard.[4] ».

Dans la prochaine analyse, la dernière de cette série, nous explorerons avec Douglas Bailey l’option la plus radicale proposée par le Dieu-simulateur. Nous verrons aussi quelles sont les réflexions de Douglas Bailey quand l’expérience de simulation prend fin et quelles conclusions il en tire.

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Références

[1]    Poul Anderson, Destins en chaîne, in Le chant du barde, Le livre de poche, 2010, pp.365-366.

[2]    Poul Anderson, op. cit., pp.366-367.

[3]    Voir Olivier Croufer, La société juste des libéraux-égalitaires, Centre Franco Basaglia, 2013.

[4]    Poul Anderson, op. cit., pp.378-379.