Présences absentes, une enquête radiophonique

relations avec les quasi-personnes

Auteur : Olivier Croufer, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Olivier mène une enquête radiophonique à l’écoute de nos relations avec des quasi-personnes. Ceci est son journal d’enquête.

Temps de lecture : 45 minutes

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J’ai rencontré Véronique R. qui travaille à Revers. Nous allons tenter de mettre en place un groupe d’enquête à partir de cette association d’éducation permanente. Elle m’a demandé de lui écrire un petit texte de présentation. Je lui ai transmis ceci :

J’aimerais que nous puissions constituer un atelier d’enquête radiophonique.

Radiophonique, cela veut dire que nous allons écouter des sons et des paroles, et que nous allons mettre en forme des sons et des paroles. Nous allons produire un objet radiophonique, un enregistrement sonore, que nous allons pouvoir écouter nous-mêmes et, à cette occasion, parler de ce que cette écoute nous dit. Nous pourrons radiodiffuser cette production sonore, la diffuser au-delà de nous.

Les participants à cet atelier mèneront une enquête. C’est-à-dire qu’ils vont devoir un peu chercher, tâtonner, se questionner comme pour une énigme. Au départ, on ne sait pas très bien ce qu’on va pouvoir vraiment écouter et comment créer une mise en forme sonore de ce qu’on entendra.

Cette enquête radiophonique a un sujet : les relations avec des quasi-personnes. Je ne suis pas sûr que “quasi-personne” soit le meilleur mot, mais provisoirement cela permet de se faire comprendre. J’appelle “quasi-personnes” des personnes que l’on peut entendre, à qui l’on peut parler, mais qui ne sont pas tout à fait des personnes. Il n’y a qu’une seule personne, ou éventuellement quelques personnes, qui les entendent vraiment. Les autres gens ne les entendent pas. Ce sont par exemple les enfants qui ont des compagnons imaginaires, qu’ils vont retrouver dans le fond du jardin, avec lesquels ils entrent en grande discussion, qu’ils amènent parfois à la table du souper, mais les parents ne peuvent pas voir ces compagnons invisibles. Ce sont par exemple les morts avec lesquels on continue parfois d’être en interrelation, quand on continue à leur demander un avis, qu’on leur offre un petit cadeau et qu’ils nous répondent. Ce sont par exemple les voix d’un prophète, qui nous appelle, qui nous parle et auquel nous adressons aussi des paroles, des suppliques. Ces quasi-personnes sont vraiment comme des personnes, elles parlent, elles ont des intentions, mais vu qu’elles sont invisibles pour la plupart des gens, la situation est étrange. L’enquête porte sur les relations que nous entretenons avec les quasi-personnes.

Ce groupe d’enquête radiophonique sera constitué de plus ou moins huit personnes.
Il se réunira régulièrement jusqu’en juin.

Le 3 février 2021

 

Première séance collective

La première séance collective a eu lieu. Un groupe fragile s’est formé. Sans doute grâce à cette délicate hésitation sur le sujet de l’enquête.

A. “C’est possible, je peux y croire.”

B. “Je me demande si c’est dangereux.”

C. “Je n’entends pas de voix, pourtant je suis schizophrène.”

Je n’avais pas pris toute la mesure de cette incertitude, sa forme paradoxale faite de distance au sujet de l’enquête et d’intime participation. Chacun hésite un peu, cherche à dire son propre rapport aux quasi-personnes. On sentait une sincérité. Peut-être précisément parce qu’on ne savait pas d’emblée son rapport à ça, qu’on y avait peut-être un peu réfléchi, mais qu’on ne l’avait pas souvent raconté.

D. “Je n’en parle pas.”

E. “On n’en parle jamais.”

F. “Ça me fait peur.”

Il me semble que nos attentions réciproques se sont scellées autour de la notion de force. Le mot est employé à plusieurs reprises et le concept revient souvent. Une présence immatérielle, parfois sonore, qui accompagne, qui protège, qui guide, qui relie.

G. “Ça donne une force. (…) je parle à des gens qui sont morts et je me confie, je me rassure, ça aide, ça permet de continuer à avancer parmi les vivants et on n’oublie pas les gens qui sont morts, ils vivent à travers nous.”

F. “ Ma maman, cela fait quelques années qu’elle est décédée, (…) et j’ai l’impression qu’elle est toujours là, qu’elle me sécurise, qu’elle me protège, elle me sécurise, elle me guide.”

H. “J’ai l’impression qu’ils habitent dans les sons que j’écoute, d’une certaine manière, et aussi le son est habité comme un écho. Et tout ça m’a amené à croire en quelque chose qui est une sorte de mystère qui n’a pas besoin de nom, qu’on peut appeler dieu, que certains appellent de plusieurs noms parce qu’ils ont plusieurs dieux. Moi, j’appelle ça plutôt une sorte d’énergie créative, quelque chose qui me relie à ce que je suis amené à rencontrer.”

I “C’est des choses comme ça que je trouve précieuses, qui renforcent. Même quand j’étais seul, je n’étais pas seul, je n’étais pas seul car intrigué, car ces choses sont pour moi reliées. Du coup, je peux écouter des choses pendant longtemps, je peux passer des heures, appelé par des choses qui viennent me surprendre.”

J. “J’aime bien cette idée qu’on ne se sente pas seul parce qu’il y a quelque chose de mystérieux qu’on ne sait pas définir et qu’on accompagne.”

K. “Je crois qu’on a chacun un ange gardien. Même dans l’adversité, on peut ressentir une force.”

Ces forces n’ont ni les mêmes intensités, ni les mêmes effets. Mais en parler, tenter de les raconter faisait tourner la parole dans le groupe de manière vivifiante.

P.S. Des objets sont décrits comme des points d’appui, des amorces de ces relations aux quasi-personnes : un livre, une photo, une odeur. Parfois, ils centrent toute une histoire.

Liège, le 12 mars 2021.

 

Deuxième séance collective

Quelque chose en plus !

A. “Quand on parle à des quasi-personnes, c’est rassurant, on a quelque chose en plus.”

Cela aurait pu être quelque chose en moins : ils leur manquent une case ! Ou une vis ! Non, ils étaient tous centrés sur le supplément. Personne ne l’a dit, mais j’aurais dit un supplément d’âme. Il valait mieux être circonspect, d’autant plus que ce “supplémentaire” prenait pour les uns et les autres des tours bien différents.

B. “J’ai plutôt mis réconfort pour compléter ce quelque chose en plus. Du réconfort et de l’intimité. Quelque chose d’intime qui ne m’appartient pas tout à fait. Une forme de connaissance, en fait. Et du coup, ça m’aide à connaître l’autre autrement et ce qui est quelque part réconfortant.”

Parler, écouter des quasi-personnes, ou écouter ceux qui parlent de leurs relations avec les quasi-personnes, ce sont évidemment des points de vue qui ne sont pas identiques, mais pour le moment on sautait aisément de l’un à l’autre. Il y avait une similitude d’affects qui le permettait : cela réconfortait, cela mettait en confiance, cela instaurait un respect. Il y avait une gravité, dans le sens de sérieux et de dignité. Une gravité au sens physique d’une force qui ramène les corps au centre de la Terre.
Mais ce sont aussi les écarts que l’un ou l’autre expriment qui sont marquants.

C. “J’ai la peur. Parce que quand je m’entends dire que je parle à des morts, ça me fait peur quand même. L’incompréhension, parce que c’est quand même particulier d’imaginer des gens qui sont en relation avec des quasi-personnes. Et quelque chose en plus. Quand on parle à des quasi-personnes, c’est rassurant, on a quelque chose en plus.”

Alentour, auparavant et à la suite du “quelque chose en plus”, il y a une circonvolution d’affects. Ce n’est jamais d’emblée ou uniquement le réconfort d’une présence. Cela peut s’entamer par de la peur. Ou d’abord par une grande tristesse.

E. “Au point de vue des émotions, ça provoque d’abord une grande tristesse, parce qu’on a l’habitude de parler avec une personne vivante dans son enveloppe physique. (…) Donc, c’est une perte partielle.”

Il y a une sinuosité des affections et des sentiments. Ce sont ces arabesques qui inspirent sans doute le respect, presque le suspens, car les êtres sont en équilibre et déséquilibre. Ce ne sont pas que des affections passives, finalement si peu passives, plutôt des affects qui permettent de s’interroger, de dévier. Plusieurs évoquent le mystère et l’agir qui l’accompagne.

F. “Quand j’entends des voix qui racontent quelque chose comme cela, j’ai envie d’enquêter, il y a une part de mystère. C’est des sujets qui m’intéressent beaucoup. Les fantômes…”

Enquêter ou plutôt se mettre en quête car cela semble plus être un mouvement d’accompagnement sans point de résolution ou d’aboutissement. Parfois, il s’agit bien de comprendre quelque chose : “j’essaie de comprendre ce que cela me raconte”. Donc laisser évoquer.

G. “C’est une inspiration. Du coup, j’essaie de les faire vivre d’une certaine manière. Ça vient différemment, plutôt par la musique, par des écrits. Il y a des choses que j’ai envie de raconter par ce biais-là. Par la musique, je me rends compte que les fantômes reviennent énormément.”

Agir ne semble pas recevoir une place identique pour chacun. Certains semblent vivre et créer un voyage et une relation aux quasi-personnes. Pour d’autres, je sentais plutôt du désemparement. Qu’en faire ? Qu’est-ce que ça dit ?

H. “Par exemple, moi j’ai l’impression que sur des films, sur le journal parlé ou la télévision, il y avait parfois un échange, mais est-il réel ? J’ai tout le temps l’impression que si je pense quelque chose pendant le journal, quelqu’un va l’entendre.”

Là, ça devient embêtant. En tout cas, cela ouvre un plein d’interrogations dont la plupart vont rester en suspens et se vivre probablement dans la solitude. Même pas la solitude, si les pensées deviennent lisibles par un autre.

Liège, le 26 mars 2021.

 

Troisième séance collective

A. “Pourquoi eux peuvent entendre et pas moi ?”

B. “Pourquoi certains ? Pourquoi pas d’autres ?”

Le groupe poursuit le dépliement de cette différence.
Ils ne donnent pas d’explications rationnelles. Être en relation avec des quasi-personnes semble être une affaire d’élection. Cela nous arrive ou non. Cette décision n’appartient pas à ceux qui ont la capacité d’être en relation avec des quasi-personnes. Elle vient d’ailleurs et cela déplace vers cet ailleurs les interrogations.

C. “Il y a comme une énergie divine qui choisit les personnes. Est-ce qu’il faut avoir fait des sacrifices énormes ? Ou être martyr pour écouter des voix ? Je trouve qu’il y a une injustice là-dedans.”

Les clés de l’élection ne sont pas données. Le groupe reste suspendu à un mystère qui interroge. Cela est une injustice sans raison, mystérieuse. Qu’a-t-on fait ou pas fait ?

D. “Moi, j’aime bien l’idée qu’on a peut-être quelque chose en moins. Je suis peut-être handicapé de ne pas avoir ces voix-là, d’avoir des visions, d’être en communication avec un monde extérieur. Peut-être que je ne suis pas normal.”

E. “Elles ne veulent peut-être pas, les quasi-personnes, entrer en communication avec moi. Elles préfèrent peut-être untel ou untel. Je ne leur donne peut-être pas ce qu’il faut, ce qui est adéquat pour qu’elles se manifestent à moi. Je ne fais rien pour elles, alors elles ne font rien pour moi.”

Ça balance entre une élection qui ne dépend pas de moi, absolument mystérieuse, et qui dans son mystère enveloppe une question sur moi, ma relation à ce mystère. Cela pourrait bien dépendre de moi. Cela me parle. Ça m’attire. Qui me parle ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Comme si nous étions pris dans des allées et venues. Le mystère n’était jamais passif. Qu’amène la réception des quasi-personnes ? Plusieurs avaient déjà évoqué le réconfort, la protection, le soutien moral des quasi-personnes, surtout celles nées d’un personnage estimé et décédé. Quand les voix sont moins incarnées dans un personnage, qu’elles deviennent des voix-de-qui-? peut-être sont-elles mes propres voix qui viennent d’un ailleurs peut-être enfoui en moi.

E. “On entend souvent que les gens qui entendent des voix, ils ont de la souffrance, mais ça peut être aussi : j’entends une voix comme la voix de ma conscience et qui me donne un discipline de vie.”

Qui parle ainsi ?

Il y a au moins un double mystère : quelle est cette présence et quel est le principe de sa manifestation. L’identité de la présence peut prendre forme petit à petit, elle est plus facilement identifiable quand elle est reliée à des personnes autrefois aimées et aujourd’hui disparues. Bien que par ailleurs cette identité soit parfois instable. Quant au principe d’apparition de ces présences, il reste imprécis. Cette incertitude est pliée dans la quête. À la question “pourquoi eux et pas moi ?”, il n’est donné aucune réponse. La différence entre ceux qui perçoivent et ceux qui ne perçoivent pas forme un écart. Est-ce une anormalité ? Cet écart est-il source de souffrance ? Certains en font un des centres de leur enquête.

Liège, le 9 avril 2021.

 

Quatrième séance collective

Il s’est passé quelque chose de nouveau pour moi. Depuis la première séance, un petit livre invisible a circulé parmi nous. Un livre de prières non ordinaires qui pourrait, un jour peut-être, rétablir de la justice là où actuellement se pleure son absence. Ce livre a été déposé par une soeur religieuse décédée depuis quelques années. Elle avait les yeux bleus et un accent allemand profond à émouvoir gravement. Sa photo collée sur la couverture du livre témoigne de sa présence. On aimerait croire à une manifestation de la justice. On attend.

A. “J’ai envie d’avoir une étincelle, une petite croyance vers cette soeur pour que cette justice soit punie vis-à-vis de cette autre personne. C’est une entité d’une personne décédée. J’ai sa photo. J’ai un petit livre. Ça s’appelle “vous êtes la bénédiction”. C’est vrai quand on vous dit “vous êtes la bénédiction”, ça fait rêver. (…) J’ai collé la photo à la première page du livre.”

On attend donc, et rien ne se manifeste. Ça fait rêver et on attend qu’une étincelle arrive, une petite croyance. Nous sommes en bordure. La voix va-t-elle parler ? La soeur religieuse ? Ou le livre lui-même ?

B. “… se battre seule dans une affaire compliquée, c’est pas possible, il faut être endurci et connaître vraiment les ficelles. On ne saurait pas vivre sans aide. Mais je n’entends pas les sons. Pas de manifestations.”

Ce petit livre a alimenté quelques plaisanteries dans notre groupe d’enquête. Mais il a surtout été reconnu digne d’attention. Le rapport à l’objet a été magnifiquement déposé. D’abord dans un mystère, thème devenu récurrent dans l’enquête. Mystère d’un pouvoir et de sa manifestation. Mystère de son injustice à ne pas venir aider.

C. “Il y a alors une grande tristesse de ne pas être aidée.”

D. “ Quand j’entends les quasi-personnes, je suis dans une certaine colère. Dans un déni. Je ne veux pas y croire parce que je me dis pourquoi ils peuvent entendre et pas moi ? Il y a une grande frustration.”

La lenteur de l’attente, les circonvolutions des affects dessinent les filaments d’un imaginaire. Avec tout juste quelques pointes de désir déposées par-ci par-là au fil des séances.

E. “Je ne trouve pas la force que je voudrais avoir.”

F. “Parfois, je demande d’avoir du courage. C’est une force qui est donnée par la quasi-personne pour rester une battante. C’est une battante. Quelque part elle pourrait me décevoir, ou… non, je la décevrais si je laisse tomber les bras. C’est pas dans ma nature, et pourtant je bas de l’aile. Parfois, c’est trop dans une situation que je vis pour le moment.”

Puis soudainement, le récit. Un allié surgit dans l’imaginaire tel un personnage de fiction. Cela ne fait pas tout à fait récit, mais le quasi-personnage prend forme, il a un rôle, il punit vraiment, il oblige les punis à se faire pardonner, du moins à demander pardon car on ne sait pas encore si le pardon sera accordé.

C’est ce moment qui a amené du nouveau pour moi. Ce pas supplémentaire dans la narration de l’imaginaire où les quasi-personnes sont aventurées a fait surgir avec plus d’évidence toute la préparation des hésitations préalables. J’ai aimé découvrir le soudain quasi-personnage quasi-héroïque, mais j’en aime d’autant plus les longs tramages et contournements qui ont permis d’arriver à son apparition. En fait, j’aime l’enquête et ses détours.

Un livre que je lisais en parallèle a donné à tout cela une ampleur inattendue. Charles Stépanoff est un anthropologue qui s’est spécialisé dans la rencontre des relations chamaniques des peuples de l’Arctique. Il décrit deux dispositifs chamaniques utilisés dans ces régions du Nord : la tente sombre et la tente claire 1. Les participants entrent dans une tente, sans lumière pour le premier dispositif, ou éclairée par un feu dans le deuxième. La différence s’exprimera dans la façon de traiter les “amorces”, les éléments perceptifs qui vont permettre de voyager dans l’invisible. Dans les tentes claires, les amorces sont riches, assez explicites et insérées dans une narration établie. Le chamane appelle les êtres invisibles par des chants liturgiques et des paroles héritées des ancêtres. Les participants observent les images, les masques, les gestes et pantomimes mis en récit par le chamane pour intercéder avec des esprits. À l’inverse, dans la tente sans lumière, ces amorces ne peuvent être visibles, elles sont uniquement sonores : des cris, des voix, des sons. Ceux-ci arrivent de façon assez improvisée. Ils ne sont pas d’emblée les éléments d’un récit. Les participants s’efforcent de faire connaissance, d’approcher de quoi il s’agit. Dans la tente sombre, Stépanoff parle ainsi d’ “amorces pauvres”, les sons, les voix sont l’occasion de laisser vagabonder l’imagination. Les participants vont entendre les cris d’un canard ou d’un ours et, un peu comme les chasseurs, ils vont coopérer pour les suivre en imagination. On pourrait dire que ce dispositif est “une antichambre du rêve, un lieu où les chasseurs apprennent à rêver ensemble. ” 2

Peut-être est-ce cela qui nous est arrivé avec ce petit livre bénédiction. L’amorce était suffisamment incertaine pour nous inviter à explorer où elle pourrait nous amener. Nous nous sommes laissés aller à imaginer. L’arrivée d’un quasi-héros justicier franchit une étape à la limite du trop-dit, elle ouvre à du récit. Pour parler à la façon de Charles Stépanoff, elle nous amène dans une tente claire. L’amorce devient riche, à la façon d’un film, elle nous guide dans un univers préconstruit. J’aimais que la “chamane” qui nous racontait cette histoire ait osé franchir cette étape. J’y sentais une audace. Cela nous donnait des indications sur son imaginaire. Et en même temps, j’avais envie qu’on continue à vagabonder ensemble sur ce mystère d’une justice qui s’absente.

Le livre de Stépanoff aide beaucoup car il dépasse le travail ethnologique pour proposer des pistes pour une anthropologie de l’imagination. Tente sombre et tente claire invitent à distinguer des “régimes d’imagination”, c’est-à-dire des façons “dont une société distribue entre ses membres les compétences et les activités imaginatives.” 3 Par exemple, dans le régime occidental, il y a souvent une forte division du travail imaginatif : entre créateurs et consommateur; cette division va de pair avec la construction et la diffusion d’amorces riches : photo, romans, films, jeux vidéo. Pour l’instant, j’aimerais juste retenir une distinction bien mise en scène par les deux types de tentes, entre l’imagination guidée et l’imagination exploratoire. L’ “imagination guidée” s’appuie sur des amorces riches, elle invite à suivre les instructions du narrateur pour réactiver des univers préconstruits. Par exemple écouter le récit d’un ami qui raconte son accident de voiture, lire un roman, regarder un film, jouer à un jeu vidéo. L’ “imagination exploratoire”, quant à elle, s’appuie sur des amorces pauvres, suffisamment indécises pour laisser voyager l’imagination dans des zones inattendues. Par exemple, imaginer l’hospitalité que je réserve à mes invités à souper demain soir, inventer une histoire, interagir avec un compagnon imaginaire.
J’avais envie de laisser le récit du livre bénédiction du côté de l’imagination exploratoire.

Je n’ai pas envie d’aller plus loin pour l’instant dans sa justification. Ce sera avec plaisir plus tard. Cela demande une autre écriture et un autre état d’esprit.

Liège, le 23 avril 2021.

 

Cinquième séance collective

Nous pouvions maintenant donner du temps à l’écoute. Nous avions déjà trois productions sonores. Des entretiens qui ont été menés par des membres de notre groupe avec des interlocuteurs dont la relation aux quasi-personnes a pris de l’ampleur dans la vie. Certains de ces entretiens ont déjà été mis en forme. La présence de parts invisibles dans les récits invitait à composer des univers sonores. Nous discutions de la manière de la constituer.

J’ai le sentiment que nous avons poursuivi le filon dessiné lors de la séance précédente. La part active de l’exploration imaginaire devenait plus manifeste. Cela était pour moi une évolution. Peut-être aussi pour le groupe où nous parlions d’ “élection” et d’un pouvoir qui ne dépendait pas de soi. Dans ce qui arrive, les explorateurs avaient maintenant manifestement un rôle. Comme amorce, il y a une “invitation”, un “appel” pour lequel il convient d’être sensible sinon ça tombe à l’eau. Aux départs, il y un “goût” pour le surnaturel et le monde invisible.

J’aime cette tension entre ce qui nous arrive de l’extérieur, par mégarde, malgré soi, et ce mouvement de l’imagination que cette intrusion impulse. Ce n’est pas l’imagination qui se met toute seule en mouvement. L’activité imaginative est propulsée par ce qui lui arrive. Par une rencontre.

A. “Ce n’est pas : les quasi personnes sont là. C’est plutôt : elles ne sont pas là directement, mais il y a une invitation.
(…) je me dis qu’elle a cette imagination active. Elle a un travail qu’elle fait. (…) Quand tu rentres dans le fantasme, tu te vautres un peu dedans, et elle, elle a cette distance, et c’est pour cela que j’aime parler d’imagination active. C’est plutôt des appels qu’elle arrive à choper et en faire ce qu’elle veut, parfois c’est plus inquiétant, parfois on va en rigoler. C’est pas un monde tout fait, qui pour moi est plutôt de l’ordre du fantasme ou des phobies, ou … (…) je ressens plus une exploration. Il y aussi un truc des espaces et du temps qui est exploratoire, elle va dans le passé, dans le futur.»

J’ai une conception plus active du fantasme que celle que A nous donne. Le fantasme est pour moi une production imaginative par laquelle une psyche cherche à échapper à la réalité. Il instaure un mouvement qui virtualise le réel et lui offre des lignes de fuite. Mais je saisis bien la clôture auquel le fantasme peut nous conduire, sa vautration, sa complaisance servile à soi-même. Dans l’activité, il y bien une distanciation, peut-être pas critique, mais en tout cas avec un surgissement de la pensée. La scène imaginaire pourrait être autrement. Elle a été autrement, avant. Elle pourra être encore autrement, après.

Tout cela n’est pas que jouissance joyeuse. Les affects reviennent à chaque séance maintenant. Cela peut être de la souffrance. Celle-ci ne vient pas que du rapport de soi aux quasi-personnes. C’est parfois la société qui débarque de façon criminelle.

B. “De mon point de vue, c’est comme une grande souffrance, c’est un appel, comme elle vit dedans depuis longtemps, elle est imprégnée, elle vit avec ça. Je crois qu’elle est assez forte pour un peu s’éloigner de ces choses parce que la société va vite dire qu’on est parano”.

Nous n’explorons pas trop cet autre terme de la relation, le pôle inquisiteur bétonné dans la société. Mais on sentait sa présence dans la conduite de l’imagination exploratoire.

Liège, le 21 mai 2021.

 

Sixième séance collective.

Nous poursuivons l’écoute des productions que les membres du groupe ont réalisées.

A. “Les manifestations, elles sont internes ou externes, à travers les objets et à l’intérieur d’elle, et c’est bien des voix, et non pas une voix, parfois elle les questionne, elle n’a pas toujours des réponses, parfois elles ne sont pas très sympas, elle les laisse alors passer.”

Manifestation ou amorce. J’aime bien le mot amorce. Il est moins phasé sur une présence, mais il indique d’emblée l’incomplétude du moment. L’amorce est une invitation à une exploration. L’amorce peut être extérieure, un objet par exemple, ou intérieure, une voix. On passe de l’un à l’autre. Ces passages relancent l’exploration et la distanciation, les mises en scène de ce qui advient.

B. “Tu as le sentiment qu’il y a eu des malheurs et de la prière. Il y a un terrain qui lui a permis d’être fort actrice des choses. Alors peut-être pas dans les voix, mais dans la personnification des objets qui à la base sont des objets de protection, la Vierge Marie, l’ange Gabriel, ce n’est pas rien. Et donc tu te demandes si ce sont des objets ou carrément des personnes, car ce sont des personnes à la base et tout le vocabulaire qu’elle emploie autour de cela est protecteur.”

Je ne reviens plus sur l’agir, la part active de l’imagination. Si ce n’est qu’ici nous pouvons quand même remarquer que toute une scène se forme, pas seulement invisible, mais manifeste dans une composition d’objets. Le passage à la parole par les récits enregistré fait aussi apparaître un vocabulaire jusque là resté indicible. Un vocabulaire qui met en scène la protection et toutes sortes d’affects.

Liège, le 4 juin 2021.

 

Septième séance collective

A. “Il dit aux autres de ne pas intervenir dans son monde”

L’écoute du jour était “un témoignage sur le prendre soin qui est exceptionnel”. Un homme partage la chambre avec un autre qui entend le diable qui lui parle, avec lequel il se bat. Mentalement. Réellement puisque dans les batailles les plus rudes, il se tape la tête sur le mur “pour défendre le monde”, contre ce diable.

Comment faire ? Ne pas intervenir, ou plutôt ne pas interdire la relation réelle dans l’imaginaire mais plutôt chercher à accompagner un compagnon. Cela peut être ainsi quand on est compagnon ou quand nous désirons être compagnon. Ou si l’on veut quitter le domaine de l’éthique quand nous sommes dans une culture qui supporte des mondes distendus.

Liège, le 28 juin 2021.

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Références

1. Stépanoff, Charles. Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination. La Découverte, 2019.

2. Ibid, p. 114

3. Ibid, p. 28