Des lieux et des liens qui consolent

Des lieux et des liens qui consolent

Auteur : Julien Vanderhaeghen, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Le travail de lien que nous effectuons avec les membres, usagers et personnes que nous côtoyons dans nos structures est-il aussi un travail de consolation ? La psychiatrie démocratique dans le milieu de vie passe-t-elle par la consolation des personnes en grande souffrance psychique ? La consolation est-elle la première étape sur le chemin d’une émancipation ?

Temps de lecture : 15 minutes

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Tout commence un matin par une rencontre, par une discussion avec un collègue psychologue. On parle boulot, on parle soin. En toute humilité, il avoue une impuissance, celles des travailleurs du soin, celle du thérapeute qui sait qu’après l’entretien, le patient repartira avec sa psychose. Celui-ci ne repart pas guérit. Il apaise la personne, la remet dans le chemin de la vie, mais elle repart avec sa psychose, tout en allant un peu mieux. Quelques jours plus tard, je croise un livre sur la consolation du psychiatre Christophe André. Dans mon esprit, je joins les deux. Un psychologue, un psychiatre, le soin porté aux personnes en souffrance, la consolation… Les jours passent puis arrive notre rencontre de la Grappe d’éducation permanente en santé mentale[1]. On discute, on réfléchit ensemble pour notre travail annuel, des mots émergent alors : corde, lien, contraintes. Je chope le mot lien et je le connecte au reste : les liens qui consolent. Bien sûr les liens thérapeutiques et les liens affectifs forts, mais aussi ceux qui s’éprouvent dans des espaces plus simples, comme un café social, un espace de papote comme le « 61 » du Siajef[2], un lieu où on se dépose simplement parmi les autres… Ces lieux, ces espaces, peuvent-ils être vus comme des espaces de liens qui consolent ?

 

La souffrance et la consolation

De quoi pourrions-nous être consolé ? De la tristesse passagère, du chagrin amoureux, du décès d’un proche, d’une injustice qui nous arrive, du malheur qui se répète dans notre vie, d’une souffrance qui semble ne jamais finir, d’une maladie grave qui se déclare, de la solitude, de tout ce qui fait douleur et tristesse en soi. Les raisons et les occasions ne manquent pas.

« La vie est souffrance » nous dit le bouddhisme, c’est du moins la traduction qu’on a donné longtemps à Dukkha[3]. C’est aussi ce qui a valu longtemps au bouddhisme une vision pessimiste du monde. D’autres ont traduit cela autrement : mal-être, insatisfaction, imperfection, etc[4]. Ouf, le sens en est déjà allégé. Mais en Occident, on n’est pas mieux logés. Le tourment est partout dans l’art, de la tragédie au drame. La douleur fait partie de la vie, impossible de le nier. Et comme nous le rappelle Christophe André, nous n’échapperons ni à la souffrance, ni à la vieillesse, ni à la mort. Et le culte du bonheur permanent[5] ou la pensée positive, agités comme des grigris, ne nous écarterons jamais de ces turpitudes. Mais la grande injustice, c’est que la souffrance ne touche pas chacun de nous de la même manière. Car pour certaines et certains, elle imprègne leur quotidien.

Il reste alors la consolation.

Le psychiatre Christophe André définit la consolation comme ceci : « Consoler, c’est souhaiter soulager une peine. Les mots comptent, dit-il : On souhaite (sans pouvoir ne jamais être sûr du résultat), soulager (sans qu’il soit possible d’effacer ce qui fait souffrir), une peine (le terme désigne toutes les adversités ayant un impact émotionnel).[6] » Et là je repense à cette discussion avec mon collègue psychologue, à cette impossibilité d’effacer ce qui fait souffrir… Mais néanmoins, c’est aussi ce geste premier, empathique et vivant, qui fait appel en nous, déjà dans l’enfance : celui de consoler la personne qui souffre. La douceur simple et humaine du prendre soin. « On console pour lui donner les moyens de regarder autrement ce qui l’afflige, de telle sorte que la désolation du présent ne sature pas le champ des possibles.[7] » nous dit le philosophe Michaël Foessel.

 

Puissance de la douceur

La consolation est avant tout une présence à l’autre car elle « ne vise pas l’adversité qui désole, mais la personne désolée : elle est une aide pour l’intérieur et non pour l’extérieur.[8] » nous rappelle Christophe André. La consolation fait appel à la douceur comme moyen pour soulager la peine. Une simple douceur, accessible à toutes et tous, qui fait appel à un non-savoir[9] plutôt qu’une action thérapeutique complexe. Même si celle-ci peut être complémentaire et utile. « La douceur est une force de transformation secrète prodiguant la vie, reliée à ce que les anciens appelaient justement puissance. Sans elle, aucune possibilité que la vie s’augmente dans son devenir. Je crois que la puissance de la métamorphose de la vie elle-même se soutient dans la douceur.[10] » nous dit Anne Dufourmantelle, psychanalyste et philosophe. La douceur est également une sensibilité, celle-là même qui est ouverture à la vulnérabilité d’autrui, celle qui ouvre à l’hospitalité[11]. Oublier cette douceur, ne lui laisser aucune place, c’est s’exposer à l’affliction car « l’angoisse vient dans le corps lorsqu’il est déserté par la douceur[12] » nous rappelle Anne Dufourmantelle.

Pourtant, aussi doux et prévenants soient-ils, on peut se demander si la présence des soignants dans un café social permet la consolation ? Si le soignant accompagne dans la souffrance, cela en fait-il un meilleur consolateur ? Ariel Spiegler, poétesse et agrégée de philosophie, nous rappelle ceci : « La situation du soignant par rapport à la consolation est donc paradoxale. D’un côté le soignant est au plus haut point celui qui accompagne, puisque le patient s’en remet à lui avec la confiance qui rappelle celle d’un enfant. Et d’un autre côté il est celui devant qui le patient est un patient, c’est-à-dire un malade.[13] » Les soignants pourraient alors être accompagnés d’autres personnes, qui par leur absence d’étiquetage « soignants » peuvent alors déplacer l’attention sur autre chose que la maladie et permettre des processus d’émancipation. C’est ce à quoi invite un espace d’hospitalité tel que proposé dans la création de Service Intégré de Santé Mentale[14]. Par ailleurs, ce type d’espace et les échanges qui s’y vivent permettent aux usagers de déplacer la vision qu’ils peuvent avoir du soignant et d’y voir alors une autre personne, comme les autres, avec qui elle peut avoir des échanges simples. La relation s’égalise alors et ouvre à d’autres manière d’être. Ceci vient compléter le travail de soin effectué par un Service de Santé Mentale, travail qui se situe bien plus du côté du « prendre soin » (care) que du « guérir » (cure), avec le désir de permettre pour les usagers de déployer une vie pleinement humaine[15].

 

La remise en lien comme consolation

La consolation peut prendre plusieurs formes, nous dit Christophe André. Elle passe par plusieurs remises en lien : avec le monde et la vie qui répare ; avec les autres, consolantes et consolants qui nous entourent ; avec soi[16]. Mais comme annoncé plus haut, je choisis de rester sur le lien aux autres.

« La souffrance isole, le lien console. C’est vrai de tous les liens, que ce soient les liens de l’amour, de l’affection, de l’amitié ; même un sourire, un bavardage, un regard accueillant peuvent consoler, atténuant, de manière légère ou fugace, le sentiment de solitude associé à toute peine.[17] » nous dit Christophe André. Des espaces comme des cafés sociaux, des cafés-papotes, sont des lieux où on peut éprouver ces liens qui consolent. Quand le réseau socio-affectif autour d’une personne est réduit ou inexistant, ce type d’espace est un point de départ pour recréer du lien. La présence des autres, la vie qui s’y passe. Elle nous amène à sortir du sillon dans lequel on est. Être considérer par les autres, avoir une place, pouvoir être une voix avec les autres. Exister là où on est. C’est le point de départ : j’existe encore. Il y la désolation qui survient, mais j’existe encore. Je vais là et je peux reprendre appui. Un sourire. Une discussion. Une activité. Un échange. La vie revient prendre place dans mon corps. Une ouverture se crée et voilà la tristesse qui se réduit. La désolation subie ne disparaît pas, mais elle prend moins de place. Quelque chose se passe alors en moi, une étincelle de vie reprend. Dans cet espace-temps-là, je ne suis plus ma maladie ni ma souffrance. Je peux revenir dans la vie avec les autres. De la considération à la consolation, la vie reprend droit en moi. Je suis reconnu pour qui je suis. Je suis. J’existe juste là, comme ça.

Il ne s’agit pas dans la consolation d’avoir une transformation de la désolation en bonheur. Mais la consolation permet de prendre la vie, même les injustices, comme quelque chose de vivable. Je ne suis plus marqué par le destin, même malade, je peux récupérer une puissance d’agir sur ma vie. Aussi minime soit-elle, et ce minimum premier est la consolation. Et cette consolation a besoin de pouvoir s’appuyer sur des liens socio-affectifs.

Et pourtant… Il y a aussi toute la tribu de ceux qu’ont dit introvertis, ou tous ceux pour qui le groupe est une difficulté, soit-elle une peur (phobie sociale, etc.), ou encore un épuisement sensoriel (spectre de l’autisme, etc.). Pour eux, le groupe ne sera pas forcément une ressource, ou alors temporairement. Pour eux, le groupe se devra d’être minimaliste, occasionnel, et d’un accès libre, selon leurs rythmes et besoins propres. Sans oublier la difficulté à mobiliser dans de tels lieux toutes celles et ceux qui souffrent, comme on les nomme en psychiatrie, de symptômes négatifs : « l’atonie affective, la pauvreté cognitive, l’absence d’initiative, de volonté et d’endurance, l’anhédonisme, la stéréotypie dans la parole et dans l’action, l’isolement social etc.[18] ». Pour eux tous, il s’agit de trouver d’autres voies de consolation, qui passent par des liens plus étroits et plus réduits.

Et pourtant, quand je sors du café-papote du Siajef, je suis toujours touché de voir le sourire des gens, de ceux qui ont du plaisir à revenir là alors que le reste de leur vie n’est pas forcément réjouissance. La communauté fait soin[19] nous rappelle Franco Rotelli[20], psychiatre et directeur des services de santé mentale de Trieste, en Italie. Peut-être est-ce cela qu’il ne faut pas oublier : que le lien et la communauté peuvent aussi faire soin.

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Notes

[1] En 2021, quatre associations reconnues en éducation permanente ont décidé de travailler de concert autour des questions que soulèvent les problèmes de santé mentale. Le Centre Franco Basaglia, l’Autre « lieu » et Revers, avec le soutien des Ceméa, se sont regroupés afin de créer une séquence annuelle d’actions en commun.  https://www.psychiatries.be/la-grappe-ep-sante-mentale/

[2] Le Siajef est un service de santé mentale. Le « 61 » est son espace café-papote.

[3] Le bouddhisme parle des quatre nobles vérités. La première de celle-ci est « Dukkha », qui est souvent traduite par souffrance, mais que d’autres traduisent aussi par insatisfaction. https://fr.wikipedia.org/wiki/Quatre_nobles_v%C3%A9rit%C3%A9s

[4] Philippe Cornu, « Les quatre vérités des êtres nobles », vidéo visionnée en 2020 : https://youtu.be/-QRYwHrH3CU

[5] Pour une vision critique à ce sujet, voir le texte « Justice sociale et ‘’bien-être’’ » d’Olivier Croufer, Centre Franco Basaglia, 2014

[6] « Consolations », Christophe André, L’Iconoclaste, 2022, p20

[7] « Le temps de la consolation », Foessel Michaël, Seuil ed., 2015, p.25

[8] Christophe André, ibid , p21

[9] « Le trouble savoir du trouble », Mathieu Bietlot ; Centre Franco Basaglia, 2019

[10] « Puissance de la douceur », Dufourmantelle Anne, Rivages poche, 2022, p.24

[11] « Se préparer à des geste d’hospitalité », Olivier Croufer, Centre Franco Basaglia, 2018

[12] Dufourmantelle Anne, ibid, p.123

[13] L’extrait est issu de son intervention « La consolation » dans « Les 10 heures de l’éthique ». Vu le 03/02/2022 sur https://youtu.be/pSjikj1qaG8

[14] Proposition politique 05 – Développer des Dispositifs intégrés de santé mentale

[15] Lire « Ethique du care », Marie Absil, Centre Franco Basaglia, 2013.

[16] Christophe André, ibid

[17] Christophe André, ibid p92

[18] « Symptômes négatifs dans la psychose. Méthode du dictionnaire. Approches psychanalytique et phénoménologique », Lili de Vooght, Dans Cahiers de psychologie clinique 2003/2 (n° 21).

[19] Et nous pensons, au sein des Expériences du Cheval Bleu, que les relations sociales sont une clé de la réussite d’un parcours de soin, car ceux-ci améliorent considérablement la vie des personnes en souffrance psychique. www.chevalbleu.be

[20] « 8 + 8 principes – Pour une stratégie de psychiatrie communautaire, collective, territoriale » – Franco Rotelli, 1992