Ma liberté

Ma liberté

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres ! Combien de fois n’entend-on pas cette phrase ! l’idée est tellement ancrée que, bien souvent, je pense, celle ou celui qui la prononce ne mesure ni ses implications, ni ses fondements. C’est une ineptie (un paralogisme, si tu préfères) qu’on a tellement répétée qu’elle s’est imposée. C’est probablement la première chose qui vient à l’esprit quand on demande comment définir la liberté. Si on faisait un micro-trottoir… Mais on ne fera pas de micro-trottoir.

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Les implications sont pourtant vertigineuses. Dans cette optique, les autres – l’Autre, constituent une limitation, une contrainte, un obstacle qu’il faudrait reconnaitre. Ce serait ça la voie raisonnable.  Paradoxalement, elle présuppose que la liberté totale existerait potentiellement, et qu’il s’agirait de la limiter par la raison. Que la liberté serait quantifiable, et que sa quantité devrait être mesurée pour la répartir équitablement. C’est une conception de la liberté fantasmatique, qui lui donne une espèce de matérialité.

Mais elle s’appuie aussi sur une vision individualiste atomiste de la société. Chaque humain serait une entité indépendante qui aurait à gérer ses interactions avec les autres entités. Soit au mieux de ses propres intérêts, soit au bénéfice de « chaque » partie, au nom d’une morale qui viendrait contredire cette logique « naturelle ». Chaque partie, ça donne l’idée que la rencontre avec l’autre comporte, a priori, une menace, le risque d’une perte, d’un préjudice.

 

Humanisme

Il semble utile de contextualiser cette conception, de replacer son émergence, dans le temps comme dans l’espace. Je choisirais de la situer dans notre société occidentale, dans un mouvement entamé au XVIIème siècle avec la réforme protestante et la naissance de l’humanisme, et qui prépare les Lumières. Il s’agit de rompre avec la toute-puissance de dieu, même si cet élan ne se confond pas nécessairement avec une contestation de la foi[1].

Jusque-là, dans nos sociétés, chaque homme, chaque femme est face à un dieu unique. Ça dure depuis le Vème siècle avant Jésus-Christ, avec le dieu des juifs qui s’impose comme le seul dieu. Pas le meilleur ou le plus terrible ou le plus fort. Le seul. Aucun autre n’existe, donc rien n’existe en-dehors de ce dieu personnifié.

Face à dieu, on n’en mène pas large (surtout s’agissant du dieu des chrétiens, peu amène). On fait comme il dit. Ou alors, on se cache. Mais dieu voit tout. Dans tous les cas, il n’y a pas à réfléchir sur ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Accessoirement, si on ne se plie pas à ce qui est écrit dans le livre ou dit par l’évêque, on est occis, brûlé, torturé. Et il paraît qu’on va en enfer.

En s’émancipant de cette position médiévale, on se retrouve entre nous. Il me semble que c’est dans ce mouvement que naît une conception autocentrée de cet entre nous, qui amène à s’envisager soi, et donc chacun et chacune comme une entité propre, indépendante, et à essayer de penser comment gérer les relations entre les humains. C’est ainsi que la déclaration des droits de l’homme de 1789 énonce, en son article 4, que « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ».

On peut chérir la liberté, apprécier l’apport des Lumières, saluer l’importance historique de la révolution française, et, néanmoins, constater que cette conception de la liberté est un peu étroite, pauvre. Elle constitue ( !) sans aucun doute une excellente base pour un système juridique, mais elle passe à côté de dimensions de l’humanité qui me semblent fondamentales. Et quand elle est réduite à « Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres », on perd encore la dimension collective, politique et publique, et elle devient une maxime libertarienne justifiant toutes les dérives de la propriété privée[2].

C’est sans doute ce qui a fait qu’elle s‘impose comme une évidence : elle sert le système économique dans lequel nous vivons. La révolution française a renversé les pouvoirs monarchique et religieux, mais n’a pas, on le sait, aboli la propriété privée[3], devenue un des « droits naturels de chaque homme » qui n’est limité que par le respect des autres droits.

 

Les uns contre les autres

Notre petite phrase sur les limites de la liberté a refait surface à l’occasion de la crise de la covid. Elle a été largement mobilisée pour condamner les déclarations des personnes qu’on a désignées comme « anti-vacc ». Parmi tout un florilège, on peut relever le tweet du journaliste et député européen de gauche Raphael Glucksmann : « En voyant la révolte sur ce réseau contre le pass sanitaire au nom des « libertés », on comprend qu’il y a un immense malentendu sur la liberté et la contrainte en démocratie. Je suis libre tant que ma liberté individuelle ne nie pas celle des autres ou de l’ensemble. Simple » [4]. Ce qui est troublant, c’est que tant la contestation scandalisée des mesures sanitaires imposées par les pouvoirs publics que sa critique scandalisée se font au nom de principes libertariens. C’est troublant et un peu désespérant, parce que ça signifie que, quoi qu’on pense, on a bien du mal à penser en-dehors de ce cadre de référence.

Pour élargir la vision, on peut alors contextualiser. On peut, par exemple, s’inspirer de la conception de l’être et de la nature que développe Spinoza. « Ce n’est donc pas son statut d’individu substantifié qui fait de l’être humain une personne, c’est au contraire son caractère relatif et déterminé et surtout la manière dont il est uni à la Nature et aux autres hommes qui le font accéder à la dignité de personne ».[5]

 

Trouble et Liberté

Au Centre Franco Basaglia, nous affirmons volontiers que le trouble est partout (et qu’on peut « faire avec »). Nous proposons régulièrement de faire l’expérience de la rencontre avec le trouble. Et de prendre plaisir à reconnaître et accepter sa familiarité. On peut alors ressentir en quoi la radicale singularité des personnes dont l’existence est profondément marquée par le trouble psychique n’empêche pas leur totale humanité. Ça nous amène à ouvrir les yeux, le cœur et les oreilles au fait que nous ne sommes pas des entités vivantes qui seraient morcelées, isolées. Nous prenons part à la vie.

La liberté de ces personnes n’est pas plus donnée que celle de quiconque. Si on continue à suivre Spinoza, elle est tout autant déterminée par la manière dont elles sont unies « à la Nature et aux autres hommes ». La petite phrase que nous analysons depuis le début se trouve alors inversée : « Ma liberté commence quand elle rencontre celle des autres »

 

Circulation

J’écris ces lignes à la fin d’un hiver que beaucoup de gens, y compris des inconnus croisés dans les autobus, disent interminable, sombre. Sombre, l’hiver ? vous croyez ? Mais ces derniers matins, le chant du merle, les muscaris qui apparaissent, le jour déjà là et certaine vibration de l’air me font penser « la vie revient ». Pourtant, qu’est-ce que ma vie a à voir avec les vieilles dames bavardes, les oiseaux qui bouffent des vers de terre, et les petites fleurs bleues qui vont gêner la tonte de la pelouse ?

L’humanité, la vie, c’est d’abord quelque chose qui nous traverse, nous dépasse, nous parcourt et nous emporte[6]. Qui est, donc, autant en nous que nous sommes en elle. Ce courant n’est pas une onde régulière, mais bien un flot inégal, parfois puissant, parfois furieux, parfois ténu ou alangui, parcouru de tourbillons, de vagues et de marées.

Notre liberté, c’est de se laisser aller à prendre place dans la circulation de la vie, qui charrie des êtres qui nous ressemblent parfois, un peu, beaucoup ou pas du tout. Et, bien sûr, on en apprend beaucoup sur la vie en s’intéressant à la manière de laquelle elle traverse les existences qui nous apparaissent comme très différentes. On comprend mieux la vie en soi en apprenant ce qu’est la vie en l’Autre[7].

Rencontrer la folie est, pour moi, l’occasion de ce précieux apprentissage. Ça m’arrive tardivement dans ma vie, à l’occasion de réunions de travail[8],   de balades dans ma ville [9], d’ateliers d’écriture[10], de productions sonores[11], de créations théâtrales [12], …

C’est-à-dire dans des contextes  dans lesquelles mon sentiment d’exister n’est pas mis à l’abri de la folie[13] par le cadre. C’était insoupçonné, c’est inespéré.

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Notes

[1] Lire Danino Philippe, « L’idée de philosophie à l’âge classique. Avant-propos », Archives de Philosophie, 2018/1 (Tome 81), p. 7-14. DOI : 10.3917/aphi.811.0007.

[2] Lire olivier croufer ; Les libertariens : une société juste avec des individus libres ; CFB ; 2013

[3] Lire, par exemple, Philippe Minard ; Tous propriétaires ! ; en attendant Nadeau ; 2020

[4] 13 juillet 21

[5]  Delassus Éric, « La notion de personne dans l’Éthique de Spinoza », L’Enseignement philosophique, 2009/6 (59e Année), p. 21-37.

[6] Lire Julien Vanderhaeghen ; D’autres manières d’être vivant ; CFB ; 2021

[7] Lire Charles Pépin ; La Rencontre ; éditions Allary ; Paris. 2021

[8] https://www.psychiatries.be/actualites/vers-des-dispositifs-integres-de-sante-mentale/

[9] https://www.psychiatries.be/?s=balades

[10] https://www.psychiatries.be/hospitalite/les-oiseaux/

[11] https://www.psychiatries.be/events/je-suis-ma-voix-en-ekschize-compagnie/

[12] https://www.psychiatries.be/actualites/le-taureau-par-les-cornes-un-spectacle-de-lekschize-compagnie/

[13] Sur l’éclatement de l’abri et les situations limites, lire Philippe Cabestan, Jean-Claude Gens ; La psychopathologie générale de Karl Jaspers (1913-2013) ; éditeur le cercle herméneutique ; 2013 ; pp 147 et suiv.