Les Droles #3 – épisode 1 : Devine qui est là !

Les droles - saison 3 - épisode 1

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé :

Saison 1 : Dans une grande maison à l’abandon, au bout d’un quartier oublié, vit une communauté de gens un peu étranges. Rien ne les lie, si ce n’est cette étrangeté. On les appelle parfois les droles[1].  Jacques Mancini inventait leur histoire. Mais il est mort.

La saison 2 raconte une série d’évènements surprenants lors de ses funérailles, auxquelles ont participé, notamment, les droles, les personnages qu’il a inventés ! Mais tout part de travers. A la fin, Jacques se réveille, et il ne sait plus où est la réalité.

Temps de lecture : 15 minutes

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Devine qui est là !

Et, tout à coup, sans qu’il sache pourquoi, Jacques sent que c’est vraiment passé. Comme en voiture, en montagne,  quand ton oreille se débouche en redescendant d’un col. Ou quand tu reprends de l’air en émergeant après un sous-l’eau prolongé.  Ou quand la rage de dent s’arrête. Il est revenu ! Il est dans le monde réel, avec, même, le souvenir de tous les délires qu’il vient de traverser. Il sait qu’il en est sorti. Étonnant comme cette conscience est aussi forte que la réalité des hallucinations juste avant !

C’est la sonnette qui l’a ramené. Mais, cette fois, ce n’est pas une sonnette imaginaire, inquiétante, satanique, peut-être. C’est la sonnette normale. Quelqu’un sonne, quoi ! Et il va décrocher le parlophone, bêtement.

— C’est Alicia.

— … Alicia ?

— Ben oui !

— …

— Bon ! Tu m’ouvres ?

— Euh… oui…

— Je monte !

Jacques se laisse faire par les évènements. Il appuie sur l’ouvre-porte, puis fonce à la salle de bain se rincer le visage. Il a une mine horrible. Il enfile une chemise propre et le premier jean qu’il trouve, ferme toutes les portes du couloir et revient vers la porte d’entrée. Il ouvre.

Elle est là !

Alicia ! C’est bien elle, comme il l’a imaginée. Une jeune fille, toute petite. Tunique noire, survêt, jupe noire sur des leggings, godillots. Teint pâle. Paupières au charbon. Un côté du crâné rasé au-dessus de l’oreille. Queue-de-cheval. Inévitables anneau dans la narine gauche et tatouage dans le cou. Il se dégage d’elle une énergie manifeste, une force. Pourtant, elle est un peu intimidée. Elle le regarde par en-dessous. Elle se dandine, vaguement charmeuse, et sur joue son personnage :

— Tu me fais entrer ?

Chewing-gum.

— C’est que…Euh…

— Ben quoi ?

— C’est… y a du désordre… c’est… euh… c’est le bordel, ici

— Pourquoi t’as fait tomber Kevin dans le trou ? C’est dégueulasse !

— Quoi ?

— Il a disparu dans ce trou ! Disparu. Gone ! Tu voulais te venger de quelque chose ? Tu voulais lui faire peur ?

— Mais non ! Je… J’ai… j’ai écrit ça comme ça ! Sans y penser. Ça m’est venu… euh… sans le vouloir ! Une inspiration…

— Et hop ! tu le fais disparaître… L’inspiration ? Tiens, j’ai des éclairs.

— Des éclairs ?

— Des éclairs au chocolat ! J’ai apporté des éclairs. On fait ça quand on va voir une vieille tante. Je pensais pas que t’étais lourd comme ça…

— Allez, pousse-toi ! C’est par où la cuisine ? Ici ?

— Euh… oui.

 

Elle pose son petit paquet sur la table et commence à déballer les pâtisseries.

— Et alors, toi, tu suis ton inspiration ? T’entends une voix qui t’inspire, Paf ! Tu fais disparaître quelqu’un.

— Mais je ne pensais pas… euh… je ne pouvais pas savoir…

— Ah ! Mais il y a des règles, mon gars ! On peut pas raconter n’importe quoi comme ça. Après, il y a des gens qui y croient. Ça devient vrai, et ça fait peur. Inventé ou pas, ça change pas grand-chose.

— Euh…

— Et arrête de dire « euh » tout le temps ! C’est nul ! Franchement, pour quelqu’un qui se dit écrivain…

 

Elle prend des assiettes dans l’armoire et se dirige vers le living. Elle s’arrête au seuil de la pièce toujours sens dessus-dessous.

— Ah ouais ! d’ac-cord… comme disait ma grande sœur.

— Oui, bon, ça va !

— On s’installe dans la cuisine !

Alicia se jette sur son éclair.

— J’adore ça, les éclairs !

 

Jacques reste là, interdit. Pieds nus sur le carrelage de la cuisine. C’est frais, ça lui fait du bien. Et cette gamine aussi, c’est un vent frais. Il n’essaye pas de comprendre. Elle parle à toute vitesse, en engouffrant sa pâtisserie. Un ouragan, plutôt !

Faut qu’tu réécrives la fin ! C’est n’importe quoi ! Le cimetière, c’était une bonne idée. Mais ça mène nulle part. À part le truc avec ta meuf et M. Pavel. Ça, c’était rigolo ! Dis, elle est vachement bien, cette Sonia, hein ?

Tu dois plus faire tomber Kevin, parce que ça l’a vraiment fait flipper. Il a fait une crise pas possible. Il est ressorti du trou comme une bombe. Il était complètement halluciné, les yeux exorbités… Il est vraiment parti dans le délire. Il pensait qu’on était tous des fucking zombies. Il s’est mis à nous engueuler en agitant son crucifix. Avec une voix qu’était pas la sienne. Genre comme un corbeau. (Elle l’imite) «Chiens de l’enfer ! Saleté de juifs muslims protestants anglicans ! Pédérastes sexistes fascistes homophobes ! Médina Israël Nazareth Tombouctou India ». Je te jure ! La grosse grosse crise ! Il tremblait. Il était en larmes. Katty a essayé de s’approcher pour le cajoler. Il lui a craché à la figure en disant qu’elle était un esprit qui avait pris la forme de Katty. Les deux flics Faisaient le tour des tombes, par derrière, pour le coincer, mais il les a vus arriver. Il a continué à hurler des trucs qu’on ne comprenait pas. Il a foncé sur nous en tenant son crucifix devant lui, il a bousculé la vieille bonne femme et il s’est barré.

On ne sait pas où il est. Trois jours qu’il est parti !

Silence. Jacques ne sait pas quoi penser. Elle se calme un peu.

Tu me diras : c’est pas la première fois qu’il disparaît. Mais d’habitude, c’est parce qu’il le décide, plus ou moins. Il sent qu’il a besoin de bouger, de marcher, de se fondre. Mais là, il a fui ! Sans se faire voir. Il se terre. Il s’est enterré ! Et il est sans son ange gardien.  Katty n’est pas là pour veiller sur lui.

— Mais c’est sa réaction… Il est comme ça.

— Non ! Tu lui as foutu la trouille avec ton barnum. T’as bousculé son équilibre. Fragile. Nous, tu vois, on a l’habitude de composer avec ce qu’on montre et ce qu’on ressent. On essaye de contrôler. C’est pas toujours top, mais on s’en sort comme ça. On fait gaffe à ce qu’on donne à voir. La plupart du temps. Toi, là, avec ton histoire de cimetière, t’as tout grossi, exagéré. Tu l’as poussé à bout. Maintenant, il est caché quelque part, et il a peur. Il ne peut pas se montrer. Il va peut-être se laisser mourir ou faire des grosses conneries s’il n’arrive pas à redescendre. Et c’est ta faute !

 

C’est trop pour Jacques.

— Mais c’est n’importe quoi ! Je ne me souviens même pas l’avoir écrite, cette histoire… Je ne comprends plus rien !

Elle bondit.

— T’es un lâche ! Tu ne te souviens pas, mais nous on sait ! On subit ton délire. T’as pas le droit de te défiler ! Tu dois assumer la responsabilité de ce que tu racontes. C’est trop facile, ça ! « je ne me souviens pas » !

 

Tout en parlant, en gueulant, plutôt, elle fonce dans la salle à manger. Elle débarrasse l’épaisse table en verre de tout le désordre. Elle jette tout par terre, ouvre le laptop et lui avance une chaise.

— Allez hop ! Au boulot !

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Ah non ! C’est toi le raconteur ! Et arrête de faire la biesse, maintenant. Tu as créé une catastrophe en inventant une histoire. Tu peux bien en inventer une autre.

 

Jacques essaie de se ressaisir. Il se lève et prend un ton calme, autoritaire.

— On arrête, maintenant ! C’est n’importe quoi !

Je ne sais pas qui vous êtes, mais vous allez sortir de chez moi !

— C’est ça ! assied-toi, Shakespeare !

— Sans quoi, je vais être obligé d’appeler la police.

Stupeur !

— Ça c’est la meilleure ! Voilà ton vrai visage ! Normalement, t’es comme ça. Mais t’as eu une petite faiblesse. Un chagrin d’amour, et le petit génie est tombé de son nuage ! Pauvre petit mec normal qui s’emmerde ! Et qui rêve de se venger sur les autres. Seulement,  il a peur des autres !  Alors il se met à délirer. Il raconte n’importe quoi ! Mais il n’en peut rien. Il n’est pas responsable.

Elle poursuit, rageuse :

— Personne n’est inoffensif, mon gars ! Personne ! Rien n’est anodin ! Les histoires qu’on raconte, elles ont un effet. Toujours. Y a des conséquences.

— Je vous ai demandé de sortir ! Je pense que vous avez besoin d’être soignée. Mais ça ne me regarde pas.

— C’est ça, connard. Tu fais mourir M. Pavel, puis tu le fais revenir quand ça t’arrange, mais Kevin est perdu quelque part, mort de trouille à cause de tes conneries, et ça, tu t’en fous. Vampire !

 

Alicia se jette sur Jacques. Elle le gifle de toutes ses forces. Elle tente de le renverser. Elle lui balance des coups de poing.  Jacques a reculé vers la porte qui donne sur le couloir, mais se retrouve coincé près du petit guéridon, sur lequel se trouve encore la hideuse lampe à abat-jour qu’il a héritée de sa mère. Alicia frappe toujours. Acculé dans l’encoignure, la main de Jacques trouve l’objet. Pour échapper aux coups, il lui balance le support en marbre rose à l’arrière du crâne. Elle est sonnée et tombe en arrière. Sa tête heurte la table en verre. Elle s’écroule. Du sang s’écoule de son oreille.

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Références

[1] A Liège, quand on parle de quelqu’un dont le comportement, l’allure ou le discours s’écarte de la norme, on dit volontiers que c’est un « drole ».