Les Droles #3 – épisode 2 : Trouver Sonia

Les Droles #3 – épisode 2 : Trouver Sonia

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé :

Saison 1 : Dans une grande maison à l’abandon, au bout d’un quartier oublié, vit une communauté de gens un peu étranges. Rien ne les lie, si ce n’est cette étrangeté. On les appelle parfois les droles[1].  Jacques Mancini inventait leur histoire. Mais il est mort.

La saison 2 raconte une série d’évènements surprenants lors de ses funérailles, auxquelles ont participé, notamment, les droles, les personnages qu’il a inventés ! Mais tout part de travers. A la fin, Jacques se réveille, et il ne sait plus où est la réalité.

La saison 3 a commencé par l’épisode « devine qui est là ». Alicia, une des droles, sonne à la porte. Elle veut que Jacques change l’histoire qu’il leur fait jouer.

Temps de lecture : 15 minutes

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Trouver Sonia

Jacques est atterré. Il reste là, sans rien faire, incapable de réagir. Mais il est tiré de son ahurissement par des coups frappés à la porte. Délicats. Légers. Il se colle à la porte d’entrée. Il entend une respiration, juste de l’autre côté.

— Mancini ! Jacques ?

Une voix d’homme. Grave. Harmonieuse. Une articulation très claire. Pas de menace (pourquoi pense-t-il à ça ?).

— Jacques ! Ouvrez ! Je veux vous parler… j’aimerais vous parler…
J’ai beaucoup entendu parler de vous. Je sais que vous êtes quelqu’un d’important.

On dirait une chanson… Mais jacques est encore secoué.

— On se connait ? Comment êtes-vous entré ?

— Jacques, ouvrez, s’il vous plaît ! Ce sera plus facile.

La situation est un peu ridicule. Jacques finit par entrouvrir la porte.

Il se trouve face à un personnage intriguant. 55-60 ans, maigre, long cheveux gris retenus par un catogan, regard d’aigle, nez busqué. Il porte des vêtements qui semblent d’apparat, mais usés, défraîchis : un gilet jaune pâle à boutons dorés sur une chemise blanche d’une propreté douteuse, un foulard de soie dans le cou, une veste  de cérémonie bleue, un pantalon assorti au gilet. Il se dégage de lui une odeur de nuit blanche : tabac froid et transpiration. Jacques recule un peu et maintient la porte entrouverte.

— (la belle voix mélodieuse) Je sais que ma visite doit vous surprendre. Mais c’est très important pour moi. Vous n’avez rien à craindre.

— Écoutez, je…

— Non ! Attendez… Je vais vous raconter. Vous ne savez pas ce que c’est. Toujours en mouvement. Toujours suspendu au moment. À guetter les signes.

Les yeux noirs le regardent intensément.

— Ben… J’essaie

— Je sais. Vous connaissez les signes. Je sais que vous vous êtes adressé à moi. Avec insistance.

— Mais je…

— Je le sais ! Mais il faut comprendre ! Il fallait le temps que le message parvienne. Je passe toutes les nuits dehors, vous savez. Je marche tout le temps. Je parcours la ville. Ce n’est pas facile d’être disponible. Il faut que la communication s’établisse. Pendant les pauses, les moments de répit. Mais c’est rare.

L’homme parle très calmement, posément, ce qui crée un contraste avec le contenu de son discours. Un contraste inquiétant, en fait. Il fixe toujours Mancini.

— J’ai une carrière en psychiatrie, vous savez… Une longue histoire.
Je ne me souviens plus de  mon père et ma mère. Mais je me souviens d’une blessure. Je suis parti à leur recherche, en France, d’abord. J’ai vécu à Paris, chez des gens que j’ai rencontrés. Mais je me suis perdu. On m’a détroussé. Alors, j’ai dû me réfugier dans les bois. J’ai vécu là quelques semaines. Ce n’était pas facile. On m’a arrêté et conduit à l’hôpital. C’était atroce. On m’a mis à l’isolement. Après, j’ai été interné aux Pays-Bas, mais là-bas, ça allait. Ils me donnaient du Zyprexa, et plus de l’haldol. Je supportais beaucoup mieux. J’en prends encore aujourd’hui. J’augmente la dose quand ça ne va pas.

Pas facile de l’interrompre.

— Écoutez, …

— Et j’ai reçu vos messages. Maintenant, je suis prêt à vous écouter.

— Je ne sais pas…

Jacques se sent très fatigué, tout à coup. Las. Il ferme toutes les portes du couloir.

— Bon, entrez ! Mais je dois vous dire que ce n’est pas un très bon jour pour moi. Et puis, je ne vous connais pas. Enfin, je ne pense pas.

Ils sont dans le couloir. Jacques ne peut pas le faire entrer dans la salle à manger, où… Il chasse l’idée. Ils s’installent à la cuisine.

— J’ai lu vos nouvelles.

— Mes nouvelles ?

— Les droles. Ils ont publié la semaine dernière. J’ai trouvé le magazine à la gare.

— Ah !

— Vous savez, je n’en reviens pas. Tous ces messages. Il faut m’expliquer.

— Je ne comprends pas bien, moi-même.

L’homme le regarde avec la plus grande douceur.

— Je peux imaginer que vous n’ayez pas confiance en moi. Mais vous devez vous mettre à notre place : c’est très important pour nous.

— Nous ? C’est qui nous ?

— Les fils de la lune. Vous savez bien !

— Les … Ah !

— Je sais, ça peut faire rire. Pourquoi croyez-vous qu’on passe tout ce temps dehors, la nuit ? On se sent mieux, sous la lune. Mais vous, vous savez quelque chose que j’ignore, et qui nous concerne. Un secret. Peut-être le secret d’une menace, ou d’un espoir. Vous n’avez pas le droit de garder ça pour vous.

— Je ne comprends pas bien de quoi vous parlez.

— Je ne sais pas qui vous êtes exactement. Vous m’impressionnez… Mais je pense que vous détenez les clés. Vous avez laissé trop d’indices.

— Je vous assure…

— Je vois que je dois donner des gages, vous montrer que j’ai reçu certains signes. Mais vous devez être compréhensif. Ils sont épars. Je n’arrive pas à les rassembler.

— …

— Les prénoms de votre histoire sont sûrement un fil, mais je m’y perds. J’y réfléchis toutes les nuits.
Louis[2], dérivé de Hlodwig, Hlod – gloire, et wig – victoire ;
Francesca[2], dérivé de François, le nom du pape ;
Kevin et Katty[2], un seul personnage double, à l’évidence, kk, symbole du kilokelvin, l’unité de base de la température thermodynamique, de la science des transferts d’énergie ;
Reem[2], le nom du robot humanoïde de PAL à Barcelone ;
puis une série de références bibliques ou religieuses, mais qui semblent aussi s’adresser à mon histoire personnelle ;
Constantino2, de Constantin 1er, l’empereur converti qui a rappelé sa mère – répudiée par son père, auprès de lui ;
Hamza[2], l’oncle maternel – et frère de lait – de Mahomet ;
Sayid[2], le nom qu’on donne aux descendants issus de l’union de la fille du prophète, Fatima Zahra, avec son cousin et beau-fils Ali ibn Abi Talib ;
Paterka[3], de pater le père et ka, le double immatériel des anciens égyptiens, qui porte la force vitale.

— …

— Vous voyez, j’ai capté de nombreux signes. Et c’est à moi qu’ils s’adressent, je le sais. Je suis prêt.

Le visiteur ponctue chaque affirmation. Il s’échauffe, et Jacques commence à être embarrassé.

— Je… je suis désolé, ce ne sont pas des signes. C’est juste une invention.

— Le plus clair, c’est la référence aux évangiles. Les jumeaux : Matteo et Luca ; le flic de Seraing : Jean[4]. Il  manque Marc, comme par hasard. Historiquement le premier des évangélistes, la source des trois autres. Marc, dont le symbole est le lion ailé, alors que le Hamza dont je parlais avant est dit « le lion d’Allah »  ou le « le lion du paradis ». Marc, qu’on appelle aussi dans la bible Jean-susnommé Marc. Ou Jean-Marc (une pause pour planter son regard dans les yeux de Jacques).

— Je m’appelle Jean-Marc. Je suis peut-être celui qui manque. Vous pouvez me faire confiance.

— Écoutez, il est tard…

— J’ai le temps. Vous allez m’initier. Je suis venu pour ça.

— Non, non. Je ne vais rien faire du tout.

— Je ne vais pas partir, vous savez. Plus maintenant. Je vais rester là. Je suis prêt.

Il émane de lui une force et un calme étonnants. Jacques est un peu déstabilisé, malgré tout. Il ne se sent pas la fermeté  qu’il faudrait pour s’opposer à ce personnage. Il reste là, sans rien dire, les yeux perdus dans le vague, incapable de réagir, pendant que l’autre le regarde avec confiance, dans l’attente de ce qu’il va dire. Un disciple ! Pour un peu, jacques se demanderait si, finalement …

Alors, il décide de s’amuser un peu. De voir jusqu’où ça peut aller. C’est ce qu’il se dit, mais il est toutefois victime de sa propre confusion. Il se raconte qu’il reprend  la situation en main, de manière distanciée. Mais, en fait, il agit aussi parce qu’il a envie de croire à l’histoire de ce visiteur. Il a envie de croire qu’il y a là, peut-être, un moyen de sortir de son chaos.

— D’accord… Jean-Marc ? Je crois que je peux te faire confiance.

— Il n’y a qu’une personne qui peut nous aider à débrouiller tout ça. Et c’est Sonia. Il faut trouver Sonia.

— Sonia, votre amie ?

— Oui, cette Sonia-là. C’est elle qui m’a inspiré toute cette histoire. Je suis sûr qu’elle n’a pas été placée sur ma route par hasard. Qui sait si elle n’est pas une sorte d‘ange annonciateur, de messager ? Je suis sûr qu’elle détient les clés. Parce que moi, tu vois, Jean-Marc, je suis un peu perdu. J’ai des doutes sur ma mission.

En disant ça, Jacques ne sait plus très bien s’il se paie la tête de ce gogol ou s’il y croit lui-même. Ce dont il se rend compte, c’est qu’il a terriblement envie de revoir Sonia, et qu’elle le  rassure. Elle lui manque. Il a confiance en elle. Mais après les scènes qu’il lui a faites quand il était en crise (il admet donc qu’il était en crise ?), elle refusera de le voir. Elle a peur de lui à présent. Mais peut-être que son « disciple » arrivera à la persuader. Elle ne pourra pas remballer un dingue. Dans tous les cas, lui, Jacques, sera débarrassé de l’olibrius.

— Je comprends. Tout le monde a des moments de doute. Je vais aller trouver Sonia. Qu’est-ce que je dois lui dire ?

— Tu dois lui parler de mes doutes, lui dire de venir me voir. Juste ça.

— Et vous restez ici ?

— J’ai trop peur, dehors !

— Bien sûr ! Et je le trouve où, Sonia ?

— À Sainte Agathe, au pavillon des violettes.

— J’y vais maintenant ?

— Oui, dépêche-toi ! Tu la trouveras encore aujourd’hui, peut-être.

— Et elle me croira ? Souvent, on ne me croit pas.

— Elle… Elle te croira, parce qu’elle te reconnaîtra. Elle connaît la mission.

Ça, ça le fait rire, quand même, à l’intérieur.

— Va !

Alors, Jean-Marc, ou quel que soit son nom, fonce dans l’escalier. Tout à sa mission, il ignore l’ascenseur. La cavalcade tout au long des huit étages lui donne le tournis. Arrivé en bas, il fonce sur la porte de sortie, s’énerve sur l’ouvre-porte, trouve enfin le mécanisme, jaillit sur le trottoir et fonce vers l’hôpital. La petite voiture rouge arrive vivement sur sa gauche. Au volant, Virginie Beaufays3 n’a pas le temps de réagir. Tout le reste de sa vie, elle se demandera si elle était vraiment attentive à la vie autour d’elle. Elle était plongée dans ses pensées. Elle percute le petit homme habillé comme un présentateur de cirque, a-t-elle le temps de penser. Le corps est d’ailleurs projeté en l’air comme s’il s’agissait d’un acrobate, mais retombe avec un bruit de craquement sur un des bancs en pierre de taille qui bordent la fontaine. Virginie descend en tremblant de sa voiture, arrêtée au beau milieu du carrefour. Elle s’approche du corps. L’homme respire encore, mais du sang s’écoule de son oreille.

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Références

[1] A Liège, quand on parle de quelqu’un dont le comportement, l’allure ou le discours s’écarte de la norme, on dit volontiers que c’est un « drole ».