Les Droles – épisode 1 : Au bord du monde

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : A Liège, quand on parle de quelqu’un dont le comportement, l’allure ou le discours s’écarte de la norme, on dit volontiers que c’est un « drole » (Prononcez [dʁɔl]). Ça ne veut pas nécessairement dire que la personne est amusante, qu’elle est drôle. Ça veut dire qu’elle n’est pas comme tout le monde. Ça peut avoir un caractère affectueux, être une taquinerie. Ça sous-entend aussi une part d’inquiétude. Pas tout à fait de la méfiance, mais de la circonspection. « C’è-st-on drole ! »

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C’est une tribu étrange. Ils vivent dans une grande maison tout au bout de ce quartier oublié, sous le viaduc de la voie rapide. Autrefois, il y avait là un passage à niveau dont les barrières rythmaient le flot des autos qui remontaient vers le stade de football. Aujourd’hui, le haut-fourneau est éteint, et plus aucun train ne passe, mais la voie rapide continue à enjamber cet espace abandonné aux herbes folles et à la rouille. Il y a juste une station de montage de pneus, un dépôt de matériaux de construction, et, tout au bout, la centrale thermoélectrique. Il reste deux maisons encore debout, de ce qui a été un quartier ouvrier vivant, avec son café, ses commerces, et l’horrible église « moderne », comme un entrepôt, perchée sur la butte, tout contre les murs d’enceinte de l’usine.

Presque personne ne vit plus là, qui est nulle part. C’est donc tout naturellement qu’ils s’y sont retrouvés. A l’écart. Au bord. C’est comme ça qu’ils vivent. Ils ne sont pas arrivés tous ensemble. La tribu s’est constituée petit à petit. C’est une horde, pas une famille.

La maison, c’est un grand bâtiment sur trois étages, rue de la barrière. C’était une des épiceries du quartier. Ils louent à Constantino, qui passe de temps en temps. C’est un sicilien, gérant de la station-service, un peu plus loin sur la voie rapide. Il n’est pas trop regardant sur ce qui se passe, sur qui vit là. Il reçoit régulièrement le loyer, et c’est bon comme ça. Lui-même, si on creuse, il n’est pas trop net, alors…

Il y a là un tout jeune couple. Ils sont très taiseux. Ils ne bougent pratiquement pas de la maison. Ils ont 21-22, par là. Ils sont tout pâles, les traits tirés. Ils habitent à l’arrière, au rez-de chaussée. L’ancienne réserve. Ils ont obturé les fenêtres. La télé semble marcher tout le temps. Elle s’appelle Katty, et lui Kevin. Elle reçoit de l’argent. Mais d’où ? Elle a une carte pour retirer. C’est presque la seule sortie, pour aller jusqu’au carrefour de la banque. Parfois, quand elle revient, elle crise parce qu’elle n’a rien reçu. Et on l’entend qui tourne en rond là-derrière en s’énervant. Elle doit s’arranger avec Louis. Lui, il ne dit jamais rien. Ils ne mangent jamais avec les autres. Ils achètent des yaourts et du coca chez le paki.

Alicia. On ne sait pas si c’est vrai nom. C’est une gothique. Mais alors, bien gothique ! Elle a un chien, un bouvier. Sa copine vient parfois pour quelques jours. Elles s’enferment pour boire des bières et elles rient comme des folles. C’est d’ailleurs les seuls moments où elle rit. Par période, elle part le matin et revient le soir. « Je suis une formation ! ». Sinon, elle reste là et elle écoute du death-metal. Quand les autres râlent trop, elle met le casque. On ne comprend pas bien quand elle parle. Ses phrases ne semblent pas construites. Elle est parfois très froide avec eux, comme en colère, et parfois toute gaie, presque affectueuse. C’est toujours elle qui propose de faire à manger pour tout le monde, quand ça va. Elle fait un peu la fille de la maison, et est très dépendante de Louis. Elle lui demande toujours conseil sur tout. Mais elle ne comprend jamais rien, et lui, ça l’énerve un peu. Il trouve qu’elle est un peu bête.

Louis, c’est le parrain. 52 ans, 1 mètre 88, 106 kilos, et des bretelles. Toujours en bleu de travail et en singlet. Colérique à ses heures. Le cœur sur la main, pourtant. C’est lui le locataire officiel de Constantino. Il vit au premier, dans l’appartement qui donne sur la rue. Pour surveiller les allées et venues. Il dit qu’il est brocanteur. Il récupère et revend les objets les plus divers qu’il stocke dans le terrain en face, au milieu des tas de graviers et des palettes de blocs béton. Il régente tout. Une fois par semaine, il met son beau costume à rayures et va chez les dames en vitrine dans la rue en cul-de-sac qui menait à l’autre passage à niveau, également condamné, à l’entrée des anciens ateliers, à l’autre bout de la ville.

Tout en haut, dans ce qui reste un grenier, habite monsieur Pavel. C’est un grand vieillard sec aux yeux pâles. Il vit seul, et arpente la maison et ses abords du matin au soir, et même en pleine nuit. Il est assez farouche, et passe son temps à visiter tous les recoins, à vérifier la fermeture des portes, la solidité des grillages de la cour. Il déplace tout le temps ses quelques meubles dans son grenier. Il marmonne des paroles incompréhensibles. Parfois, cependant, il semble se réveiller, quand un évènement le tire de sa solitude. Il se glisse discrètement dans la grande cuisine commune quand Alicia lance ce qu’elle appelle un banquet.

Francesca vit avec ses deux jumeaux, Mattéo et Lucca (9ans). Elle est très nerveuse. Elle court du matin au soir pour faire des ménages dans les environs et s’occuper de ses gamins. Elle les houspille pour qu’ils soient des personnes bien. « Pas comme votre abrutie de mère ! ». Elle fait ce qu’elle peut pour leur donner une vie à peu près normal au milieu de « tout ça ». Elle répète cette phrase comme un mantra, en l’appuyant d’un grand geste rageur. Tout ça semble être, à la fois, la maison où ils habitent, la vie comme elle est faite, elle-même, et tous les autres. Elle insiste très fort sur les devoirs scolaires, mais, comme elle peine à les aider, et que ça l’énerve, les devoirs deviennent souvent des espèces de punitions, où il leur faut recopier des listes interminables de phrases ou de calculs. Mais ils préfèrent obéir, en se moquent un peu d’elle. Une taloche, s’est vite parti.

Il y a, enfin, une famille ; une fratrie, en fait. Ils sont trois : Hamza, Reem et Sayid. On pense qu’ils sont frères et sœur, mais personne n’en est très sûr. Ils sont tous trois syriens, en tous cas. Et ils se ressemblent. Ils se montrent très aimables, discrets, affables. Hamza est l’aîné. Il a une trentaine d’années. Il est dehors la plupart du temps et semble en proie à des passes d’extrême tristesse. Est-ce lui qu’on entend parfois sangloter au cœur de la nuit ? Reem est une ravissante jeune femme de 20 ans au sourire éclatant. Sayid est un ado un peu renfermé.

C’est peut-être parce qu’ils sont tous un peu bizarres qu’ils se sont rassemblés. Ils se sont reconnus. Constantino ne sait pas très bien qui est parent avec qui. Lui, Constantino, il est arrivé en Belgique à 4 ans. Il en a 67, aujourd’hui, et il a toujours vécu à Liège. Enfin, près de Liège. Il a travaillé dans le bâtiment, le terrassement, les toitures, tout ça … Il a intégré à son français approximatif les quelques mots de wallon qui servent au quotidien. A Liège, quand on parle de quelqu’un dont le comportement, l’allure ou le discours s’écarte de la norme, on dit volontiers que c’est un « drole¹ ». « C’è-st-on drole’ ! ». Ça ne veut pas nécessairement dire que la personne est amusante, qu’elle est drôle. Ça veut dire qu’elle n’est pas comme tout le monde. Ça peut avoir un caractère affectueux, être une taquinerie. Ça sous-entend aussi une part d’inquiétude. Pas tout à fait de la méfiance, mais de la circonspection. « C’è-st-on drole ! »

Alors, quand Constantino parle d’eux, il les appelle comme ça : les droles. Parfois même, mes droles … Et comme il ne retient pas le nom des uns et des autres, il parle parfois de Louis Drole, ou Reem Drole. Comme un nom de famille… C’est plus facile. Ça n’a rien de méchant. C’est parce que…

Du coup, les quelques personnes qui connaissent leur existence (très peu – le moins possible) les appellent comme ça aussi. Le paki au début de la rue Ferrer pense que c’est leur nom. Enfin, non. Il n’y pense pas. Il les appelle comme ça. Il a d’ailleurs un peu de mal à prononcer ce nom. Ça fait un clapotis sur sa langue.

Et c’est un clapotis où perce un sentiment particulier. Peut-être de la crainte. Un malaise face à ce qui semble incompréhensible, peut-être surnaturel. « Les Droles, on ne sait pas ce qu’ils font dans cette maison ». Pourtant Hamza (il s’appelle Hamza aussi, le paki) a appris à être impassible. Il ne pose pas de questions. Mais les questions sont là, en lui. Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? Hamza-le-paki est leur plus proche voisin, leur lien principal avec le monde extérieur. Et ce lien est ténu. Il a fini par en apprécier certains. Kevin et Katty, Alicia… les jeunes, en fait. Il ressent une sorte d’attachement à eux. Il se sent une responsabilité. Parfois, il se dit qu’ils sont en danger, avec ce qui se passe là-bas. Puis il n’y pense plus, parce qu’il a sa vie, aussi.

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