Les Droles #3 – épisode 3 : Face à face

Les Droles #3 – épisode 3 : Face à face

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé :

Saison 1 : Dans une grande maison à l’abandon, au bout d’un quartier oublié, vit une communauté de gens un peu étranges. Rien ne les lie, si ce n’est cette étrangeté. On les appelle parfois les droles[1].  Jacques Mancini inventait leur histoire. Mais il est mort.

La saison 2 raconte une série d’évènements surprenants lors de ses funérailles, auxquelles ont participé, notamment, les droles, les personnages qu’il a inventés ! Mais tout part de travers. A la fin, Jacques se réveille, et il ne sait plus où est la réalité.

La saison 3 a commencé par l’épisode « devine qui est là ». Alicia, une des droles, sonne à la porte. Elle veut que Jacques change l’histoire qu’il leur fait jouer.

Temps de lecture : 15 minutes

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Face à face

Ça fait dix minutes que je sonne chez lui. Je suis sûr qu’il est là. Quel enfoiré, vraiment ! Faut que je trouve un autre moyen d’entrer. Ah ! Une vieille dame qui part promener son chien. J’entre derrière elle.

— Vous habitez ici, monsieur ? Je ne pense pas vous connaître.

— Non, non, je vais chez Monsieur Mancini, au 8ème. Je sais qu’il est là, mais il ne répond pas. sa sonnette est peut-être en panne.

— Ah oui ! Au 8ème! Celui qui travaille à la Ville. Il est bizarre, lui.

— Merci madame !

Je me glisse à l’intérieur. Ascenseur années ’70. 8ème étage. 03, Mancini. Je frappe à la porte. Pas de réponse, mais j’entends qu’il est derrière la porte.

— Mancini ! Jacques ?

Rien ! Bon, il va falloir de la douceur.

— Jacques ! Ouvrez ! Je veux vous parler… j’aimerais vous parler…

— On se connait ? Comment êtes-vous entré ?

— Jacques, ouvrez, s’il vous plaît ! Ce sera plus facile.

Il finit par entrouvrir la porte, mais il se méfie. Il n’a pas bonne mine, et c’est peu dire. Il est pieds nus, un pan de la chemise hors du pantalon, sa maigre chevelure ébouriffée, les yeux bouffis.

— Laissez-moi entrer, Jacques. Je sais que vous n’allez pas très bien, je peux vous aider.

— Vous venez de l’hôpital ?

— De … Non, non ! je ne parle pas de vous soigner. Mais je sais pourquoi vous vous sentez comme ça. et c’est un peu à cause de moi. je peux vous expliquer. Je m’appelle Christian Legrève.

— Et vous êtes quoi, un magicien ? Drôle de nom pour un magicien !

— Vous pouvez m’offrir un café ?

— Bon, entrez ! Mais je dois vous dire que ce n’est pas un très bon jour pour moi.

— Je sais. C’est pour ça que je suis là.

— On va s’installer dans la cuisine. Y a … y a du bazar dans le living.

— Oui, je sais.

— Comment, ça vous savez ? Vous savez tout, vous ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— C’est mon histoire ! Enfin, c’est la vôtre, mais c’est moi qui l’invente.

— Misère ! Qu’est-ce que c’est que ça, encore ? C’était pas assez compliqué comme ça ?

— C’est pour ça que je suis venu vous voir. Je vous ai mis dans une belle merde. Et je ne sais pas très bien comment vous en sortir, d’ailleurs.

— Répétez-moi ça ?

— … Vous êtres un personnage, Jacques. Un personnage que j’invente. Vous vous demandiez qui écrit. C’est moi ! Et je ne suis pas trop fier. Je vous ai inventé comme un double, parce que ça me perturbait trop de raconter les fous. Mais, maintenant, ça me perturbe de voir dans quel état ça vous a mis.

— C’est vous qui m’avez fait péter les plombs ?

— Ben… oui ! Pour ne pas dérailler moi-même. Vous avez été comme un fusible.

— Mais pourquoi vous me faites ça ? Je ne vous ai rien fait, moi !

— Jacques ! Vous êtes un personnage ! C’est pour me protéger, mais ça n’a aucune importance. Vous n’existez pas !

— Mais vous me parlez, là !

— Oui, bon … J’essaye d’avancer dans cette histoire.

— Mais pourquoi faites-vous ça ?

— D’abord, c’est mon boulot. Mais c’est la plus mauvaise des raisons. C’est pas un hasard, je pense. J’en avais un peu marre de l’endroit où je travaillais, et j’avais envie d’autre chose. j’ai trouvé ce job à la rencontre des personnes en souffrance psychique, et ça m’a chamboulé.

— On n’en sort pas !

— Oui et non. C’est un peu le premier stade, si tu veux. Je peux te tutoyer ? La première chose, c’est d’être ouvert à quelque chose qui arrive. Y a pas de mérite. C’est la vie qui fabrique ça.

— Oui, je comprends. Vous… tu t’emmerdais, et tu espérais qu’il t’arrive quelque chose. et ce qui t’est arrivé, c’est les fous.

— On peut dire ça comme ça. Ça a été renversant pour moi. Par le passé, je pense que j’ai eu tendance à me tenir à l’écart. À me protéger. Là, comme c’était un boulot, j’étais en quelque sorte tenu de cultiver la rencontre.

— Contraint au choc par le lien de subordination ! Excellent !

— Mais il faut encore être poussé à faire quelque chose avec cette surprise-là. L’idée, là où je travaille, c’est d’aller plus loin que le choc. D’aller vraiment à la rencontre, d’humain à humain.

— Pas évident…

— Non, pas évident du tout ! Et ça suppose aussi de refuser de s’enfermer dans les grilles de lectures de la psychiatrie.

— Ah oui ! Vous faites de l’antipsychiatrie !

— Non ! L’approche psychiatrique, ça existe, et ça ne produit pas zéro résultat. Mais moi, pour aller à la rencontre de ces gens, je n’ai pas besoin de l’étiquette qu’on a donné à leur situation. Ce serait même un obstacle.

— Oui, et puis tout le monde est un peu fou.

— Ah ! Je ne dirais pas ça. les gens dont je parle sont vraiment singuliers, et leur singularité s’exprime en partie par de la souffrance. Mais c’est une vraie singularité, propre à chacun.e. et je veux rencontrer cette singularité.

— Je ne vois toujours pas pourquoi, à part ton salaire. On te paye, hein ?

— Un peu, oui. Mais surtout, je voudrais comprendre.

— Ben, ils ont une maladie mentale.

— Ça, ça ne m’aide pas à comprendre leur existence. Au contraire, ça rabat complètement quelque chose qui, en soi, est mystérieux. C’est le mystère qui m’intéresse. Comprendre n’est pas le bon mot, d’ailleurs. Saisir, percevoir, réaliser, concevoir, pénétrer. Que sais-je ? C’est ça qui me passionne.

— Bof !

— Si je considère ces personnes relativement à leur pathologie, ça ne me sert à rien. Ça ne m’apprend rien. Et même, elles cessent de m’intéresser, parce que je n’y connais rien en maladie mentale. Elles sont rendues invisibles par leur maladie. Par contre, si je peux essayer de pénétrer la sensibilité de cette mystérieuse personne, qui a des attitudes et des discours étonnants, qui semble mue par un riche monde intérieur difficile d’accès, ça m’intéresse.

— Qu’est-ce que t’en as à foutre ? C’est des préoccupations d’intello, ou de curé.

— J’ai l’impression qu’il y a quelque chose de précieux là-dessous. Pour tout le monde. Pour chacune et chacun, et pour nous tous ensemble. À travers l’existence singulière des personnes qui vivent avec des souffrances psychiques, il y a quelque chose à comprendre sur comment on vit ensemble, sur ce qu’est la vie humaine, ce qu’est un être humain.

— Houlà ! Et c’est pour ça que tu inventes des histoires ?

— C’est mon moyen à moi. Ce n’est pas le seul possible. Je voulais essayer d’imaginer vraiment ce que c’est la vie avec les troubles psychiques. Ce que c’est quand on imagine des choses, quand on délire. Quand on subit la stigmatisation à cause de ça. Moi, ça m’aide de le faire à travers des personnages qu’on fait vivre. Je ressens les choses.

— Tout est inventé, alors ?

— Je ne raconte pas n’importe quoi, non plus. Les personnages des droles, ils sont nourris des rencontres que je fais.

— Mais… et moi, là-dedans ? Tu pouvais raconter les fous, et c’est tout.

— Comme je te l’ai dit, au bout d’un moment, ça m’a mis en difficulté. J’étais troublé. J’avais du mal à garder la distance. J’ai eu besoin de créer un personnage qui reconstituait cette distance, et avec lequel je pouvais la faire varier.

— La faire varier ?

— J’ai pu te faire péter les plombs par moment, puis essayer de retrouver ton calme, te reprendre en main. À partir de là, d’ailleurs, c’est ce qui m’a intéressé le plus : comment les autres se débrouillent avec les fous : Louis, l’assistante sociale, le flic, Sonia, l’échevin, … le sujet, ce n’était plus les fous, mais les relations avec les fous. C’est ça qui m’a guidé. Et toi, en particulier, avec ta difficulté à rencontrer ce qui te dépasse, y compris en toi-même, tu incarnes une des manières de vivre cette relation. Mais une manière sans espoir, qui se condamne d’emblée elle-même. D’où toute cette souffrance, et ce simulacre de suicide. Il fallait en passer par là pour faire partager tes errements.

— Bon, et maintenant ?

— Il va falloir clôturer cette histoire.

— A… achever ?

— Jacques, tu te rends bien compte qu’on ne peut pas tourner en rond comme ça pendant 107 ans. Le récit ne fonctionne vraiment que si la tension se résout. Et vu le tracé sinueux qu’il a suivi, il faut donner au lecteur, à la lectrice, la certitude que c’est fini pour de bon. Ça permet qu’il soit libéré de la magie de la fiction. Qu’il s’en émancipe. Tu comprends ?

— Euh… C’est important ?

— Pas pour toi, tu es un personnage. Tu n’es pas libre. Mais eux, on peut espérer qu’ils entrent dans une réflexion sur leur propre existence, et sur le monde dans lequel ils vivent. De manière à faire des choix.

— Ah ! Et comment peut-on clore ?

— C’est facile, tu sais !

Je ferme les yeux un instant…

Les oiseaux chantent. Évidemment ! À la fin d’une histoire, les oiseaux chantent toujours. « Tant que maintenant !» disent les vieilles personnes de chez nous.

Je suis assis sur un banc du parc Sainte-Agathe. Il y a bien longtemps que l’hospice des aliénées a été fermé. Sonia n’aurait pas pu y travailler. Aujourd’hui, le bâtiment, derrière moi, est occupé par un ensemble de logements de luxe et de bureaux, et le parc est devenu public. Quand il est ouvert. C’est un endroit charmant, un peu hors du temps, pourtant chargé d’histoire et d’histoires. Un lieu idéal pour clore vraiment l’histoire des droles.

C’est vraiment fini. Mancini ne va pas ressusciter encore une fois. Monsieur Pavel ne va pas apparaître au coin de la rue. On ne va pas retrouver Reem pendue dans sa chambre au centre fermé de Vottem. Pas elle.

C’est un vrai plaisir de laisser courir son imagination, de construire des personnages qui ont des traits de multiples personnes qu’on connaît, qui leur chipent leur nom, leurs phrases, leurs manies. Puis qui vivent leur vie propre. Qui s’échappent du plan. Qui posent des problèmes.

C’était une histoire. Tout est inventé. Mais qu’est-ce que ça vent dire « inventé » ? Ça veut dire que ça n’existe que dans ma tête. Mais ça existe donc. Dans ma tête.

Sois rassuré.e ! Tout est inventé.

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Références

[1] A Liège, quand on parle de quelqu’un dont le comportement, l’allure ou le discours s’écarte de la norme, on dit volontiers que c’est un « drole ».