Tourner le regard

Tourner le regard - analyse sur "Les Droles"

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé :  Les Droles : c’est la fin d’une série. 3 saisons. 13 épisodes, publiés entre octobre 2018 et mai 2020. Et que s’est-il passé ?

Temps de lecture : 15 minutes

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La vérité se profère à la rencontre d’un énoncé et d’un récit […] ; quant à l’énonciation du vrai, elle va pouvoir se charger de toutes les modulations individuelles, des aventures et des vaines rêveries[1].

 

C’est la fin d’une série. 3 saisons. 13 épisodes, publiés entre octobre 2018 et mai 2020. Et que s’est-il passé ?

On a commencé « dans une grande maison tout au bout de ce quartier oublié, sous le viaduc de  la  voie  rapide ». On y découvrait une tribu étrange.  On les appelle les Droles, parce qu’« à Liège, quand on parle de quelqu’un dont le comportement,  l’allure ou le  discours s’écarte  de  la norme,  on  dit  volontiers que c’est un «drole»»[2].

On a donc débuté par le visible du trouble psychique. Dans une approche réaliste, naturaliste, comme l’indique la mention des éléments du décor. Ce qui était montré, c’est ce qu’on peut voir tous les jours dans nos rues, sur nos places. Ce qu’on ne peut plus ne pas voir (quoique : Il en est qui s’entêtent à ne pas voir. Ou à voir autre chose que ce qui est). C’était montré sans forcer le trait. Sans donner dans le spectaculaire. Pas de crise, de violence, pas de mutilation, pas d’hallucination. Des gens qui vivent comme ils peuvent.

Ouvrir les yeux, c’est déjà ça. Mais ce n’est qu’un point de départ. Ça ne suffit pas. Ça ne suffira pas à changer le rapport que nous entretenons avec le trouble. Il s’agissait de faire une expérience qui t’oblige à changer ton regard. Qui pourrait te permettre de quitter ta position vis-à-vis du trouble et des gens troublés, troublants.

Suivre les personnages a permis de zoomer, de voir de plus près. De traverser les murs. D’entrer dans la maison. De partager l’existence. De sentir. Le petit matin. Les mots qui s’échappent, les fantômes dans la tête, les nuits sans sommeil. S’approcher, à l’abri derrière l’étiquette « fiction », et ses manières. Pas dans une démarche documentaire, donc. Pas pour saisir une hypothétique vérité. Pour toucher. Être touché.

Petit à petit, le regard a été détourné. Au départ centré sur les personnes des droles, sur leurs comportements, leurs particularités, leur langage, il a progressivement été dirigé vers les personnes qui les rencontrent dans l’histoire, ceux qui n’en sont pas. Et sur ce que ça leur fait. C’était un pas de plus. Qu’on a fait en suivant le récit. Un pas essentiel : on expérimente que c’est là que quelque chose se joue. Entre les un.e.s et les autres. Dans la relation avec le trouble.

C’est alors que l’histoire a décalé le regard une fois de plus. Vers celui qui écrit. En quelque sorte, un zoom arrière, cette fois. Mais dans un autre plan. Comme si on prenait, non pas de la distance, mais de la hauteur, pour voir l’histoire être racontée[3]. Qu’est-ce que ça fait de raconter ? Et qu’est-ce qu’on raconte, en fait ?  Il n’échappera à personne que le raconteur de l’histoire (Jacques Mancini) n’est pas un « véritable » auteur. De métier. C’est un type qui a besoin de raconter quelque chose qui le concerne, lui.  « Je le sens : je vais y arriver. L’histoire est en moi. Je suis un écrivain[4]». Mancini, c’est le lecteur ou la lectrice. C’est toi, c’est moi. On raconte le monde, à tout moment. Notamment, le trouble dans le monde. Et le trouble en soi. À travers nos paroles, nos gestes, on raconte comment on envisage nos rapports avec ceux qui nous entourent.

 

Crac !

Puis, Jacques Mancini meurt, mais ce qu’il a inventé lui survit. Dans la deuxième partie, ses personnages continuent à exister. Et à interagir avec différents autres protagonistes. C’est une rupture logique importante. On prend le risque de perdre des lecteurs à cet endroit précis. Si l’histoire continue, c’est que celui qu’on a présenté comme l’auteur ne l’est pas. Ou qu’il n’est pas le seul. La réalité de l’histoire ne se donne pas clairement. Comme dans la vie troublée.

C’est un procédé amusant (supposé tel), sensé créer une surprise. Au-delà de l’effet, il installe, explicitement, cette fois, deux plans de réalité – deux mondes – supplémentaires.

Avant ça, un univers fictionnel s’est construit : une ville, des personnages, des évènements. Un univers « [ ] exerçant des liens plus ou moins étroits avec le monde commun, mais apte, par une imitation ressemblante, vraisemblable ou encore par un décalage anti-mimétique délibéré, à fabriquer du sens »[5]. On trouve d’ailleurs dans le récit des éléments très clairement référentiels du monde réel : des noms de rues, le cimetière, le bistrot, les régionalismes de la langue.

L’univers fictionnel fait résonner le monde intérieur du lecteur[6]. Il évoque des souvenirs, il fait penser à des proches. Il suscite des sentiments, des réflexions, peut-être. . Il dialogue aussi avec ce qui l’entoure au moment de la lecture : dans le train, au lit, au bureau, dans un salon cossu ou une mansarde, sur un banc au parc.

Et voilà donc que l’univers fictionnel se fractionne. Que son fond se déchire pour laisser apparaître un nouveau plan de fiction (et éveiller le soupçon d’autres encore, peut-être ?). Entrent en scène des personnages qui n’ont pas été inventés par le personnage de l’écrivain. Qui, du coup, seraient « plus réels » que ceux de la première partie. Qui s’en revendiquent. Qui se défendent du trouble et contre le trouble. Qui se débrouillent avec comme ils peuvent, chacun.e à sa manière.

Comme eux, le lecteur est amené à prendre position : soit il referme cette carabistouille inepte, soit il entre dans la réalité des univers imaginaires multiples. Il refuse ou accepte la rencontre avec son trouble. Il tourne le dos à ce qui le taraude, le mine, l’inquiète et le titille, ou il pénètre un monde inconnu.

 

Il y a des règles !

La dernière partie pose la question de la responsabilité de la fiction. Mancini n’est pas mort, finalement. Il est confronté à un de ses personnages, puis à un homme troublé. Dont on ne sait pas bien à quel niveau de fiction il appartient. Paradoxalement, la forme de son délire le fait paraître plus réel, comme s’il appartenait au monde premier.

Ils viennent lui demander des comptes. Écrire, inventer, raconter, c’est prendre une responsabilité. C’est faire exister des images, une représentation, une manière de voir qui subsiste durablement. Ce qu’on invente existe dans la mémoire de ceux qui en prennent connaissance. Leur inspire des rires, des espoirs, des craintes, des colères, des enthousiasmes. «  Ah ! Mais il y a des règles, mon gars ! On peut pas raconter n’importe quoi comme ça. Après, il y a des gens qui y croient. Ça devient vrai, et ça fait peur. Inventé ou pas, ça change pas grand-chose »[7].

Et, finalement, c’est le « véritable auteur » qui entre en scène. Je m’expose pour assumer cette responsabilité. Tous ces univers m’appartiennent. Je n’ai plus peur. Les visiter m’amuse, les déployer m’éclaire, et les exposer m’aide à réfléchir sur le monde premier. Ce monde que je partage avec de nombreux autres, dont toi qui me lit. Soyons clair : raconter ne suffit pas à construire des choix. Les quelques mots de Foucault en épigraphe établissent la nécessité d’énoncer un sens. En passer par le récit, y revenir, parfois, ouvre des perspectives sur cet énoncé, participe aux conditions de son partage, et multiplie les options possibles d’un commun à dessiner.

 

Pourquoi la fiction ?

C’est le titre d’un ouvrage de Jean-Marie Schaeffer[8] qui fait référence. Il y décrit les caractéristiques qu’il attribue à ce qu’il appelle l’immersion fictionnelle. C’est un des usages qu’on peut faire du mot fiction, pour décrire l’état mental dans lequel se plonge le destinataire, mais aussi le producteur d’un récit.  Ils entrent dans un monde particulier, aux codes spécifiques, aux repères distincts de ceux du monde réel.

L’immersion dans la fiction se caractérise d’abord par un état d’activation imaginative. C’est l’activité imaginaire qui prend le pas sur la perception du monde alentour, perception qui se manifeste comme un bruit de fond, certes présent, mais mineur.

Ensuite, comme on l’a vu, l’immersion fictionnelle provoque un dédoublement de mondes, et ces mondes coexistent dans la conscience.

C’est aussi un état dynamique, où est relancé l’élan entre l’incomplétude de l’activation suscitée par l’œuvre et l’univers fictionnel qu’elle évoque, supposé complet. On ne sait jamais tout du monde dans lequel l’action se déroule, et on imagine, ou pressent, ce monde dans son ensemble, à partir de ce qu’on en apprend.

Il y a, enfin, un investissement affectif qui se manifeste dans l’immersion fictionnelle. Les représentations qu’elle suscite sont chargées d’affects.

Ces quatre caractéristiques, bien présentes avec le récit qui occupe, montrent que l’immersion fictionnelle crée un terrain idéal pour une liaison hasardeuse entre les mondes imaginaires et celui dans lequel nous vivons. Et c’est bien ce que vivent – et offrent, certaines personnalités troublées. Elles inventent des fictions. Elles évoquent des univers imaginaires, déroutants, qui ne sont toutefois pas sans lien avec le monde dans lequel elles vivent. Et qui ouvrent des portes, des perspectives sur la réalité, pour ces personnes et pour soi. J’ai entendu, il y a des années, Martin Winckler[9], s’adressant à un auditoire d’étudiant.e.s en médecine, leur dire qu’ « être médecin, c’est avant tout savoir écouter des histoires ». Être accueillant aux autres, et notamment aux autres en souffrance psychique, c’est avant tout écouter leurs histoires. Et y entrer en les prenant pour ce qu’elles sont : des histoires. Ni vraies, ni fausses.  Ce n’est pas nécessairement une capacité donnée d’avance. Mais ça peut s’exercer.

 

Outrance !

On pourrait considérer que les procédés narratifs utilisés dans la série sont excessifs, artificiels. Qu’ils perturbent le flux du récit en rendant visibles les mécanismes qu’il utilise. On pourrait y voir une forme d’auto-complaisance qui irritera le lecteur dont ce n’est pas le goût.

Je pense qu’ils établissent une distance qui offre au lecteur la possibilité de s’émanciper du récit de la fable. Jean-Marie Schaeffer, interrogé sur la frontière entre la mystification et le faux, estimait que la frontière tient à  la responsabilité éthique ou morale de celui qui raconte. « Est-ce qu’il joue le jeu ? Est-ce qu’il accepte de permettre au récepteur de reconnaître le cadre pragmatique qui convient ou est-ce qu’il décide de lui cacher ce cadre ? Si on a une conception consciente de l’éthique, on dira que chaque fois qu’un auteur interdit au lecteur de reconnaître cette frontière il commet un forfait moral »[10].  En fin de compte, la raison d’être de ce récit porte bien sur le lecteur. Tout ça a été inventé dans l’espoir de créer chez toi un petit déclic. Un questionnement sur le rapport que nous entretenons avec le trouble.

Quand on parle ici de trouble, il est temps de le rappeler, on ne parle pas des troubles psychiques, au pluriel. Qui sont une autre manière de dénommer les maladies mentales[11]. On parle du trouble, au singulier, qui est commun à toute vie, qui est la vie. « La vie humaine […] ne peut en aucun cas être limitée aux systèmes fermés qui lui sont assignés dans les conceptions raisonnables. L’immense travail d’abandon, d’écoulement et d’orage qui la constitue pourrait être exprimé en disant qu’elle ne commence qu’avec le déficit de ces systèmes » [12].

Ce qui pourra être fait à partir de ce déclic appartient au destinataire. J’applique à l’écriture le principe esthétique défini par Brecht : « [ ] le théâtre ne doit pas user d’effets magiques. Il ne doit pas envoûter le spectateur. Celui-ci ne trouve qu’un plaisir artificiel à s’identifier au personnage. Car il  y perd sa position critique, sa faculté de déceler en quoi les gestes, les paroles, les attitudes, et donc la situation, pourraient être différents de ce qu’ils sont. Le théâtre doit raconter en montrant qu’il raconte, et qu’il repose sur le choix de raconter de telle manière. [ ] Les choses pourraient être autrement »[13].

Il ne s’agissait donc pas d’envoûter le lecteur, ni pour le séduire, ni pour le mettre à mal, ni pour le convaincre de quoi que ce soit. Toutes ces couches de récit, ces évènements incompréhensibles, ces auteurs qui apparaissent, disparaissent, c’est à l’image d’une vie troublée ; et de toutes les vies, en fait. J’ai peu de plaisir quand, au cinéma, le réalisateur multiplie et souligne les signes qui indiquent à l’avance le sens qu’il veut donner à ce qui est raconté, sens qui sera totalement et univoquement compréhensible à la fin. Nos vies ne se déroulent pas comme ça. Bien souvent, on n’y comprend rien. Elles ne sont pas écrites par un auteur unique, pas même soi. Leur récit est reconstruit chaque jour, dans les rencontres, qui sont autant de bifurcations possibles.

Il y a toutefois une supercherie à la fin des droles. L’histoire de nos vies ne s’arrête jamais. On ne peut s’en extraire. Même notre mort ne met pas fin au récit de notre histoire.

Mais il fallait, en quelque sorte, te tendre les clés au bout du texte. Le point d’arrivée, c’est ce que tu feras de cette expérience.

Le point de départ, c’est ma rencontre avec celles-là et ceux-là qui inspirent cette histoire. Il ne s’agit pas de leur vie, mais de ma tentative de comprendre : « Comment fait-on pour « être avec Didier » »?[14].

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Références

[1] Michel Foucault ; « Alexandre Koyré : la révolution astronomique, Copernic, Kepler, Borelli » ; La Nouvelle Revue française ; n° 108, décembre 1961 ; cité par Jean-François Favreau.

[2] Au bord du monde ; CFB ; 2018

[3]«  Verticale, l’expérience traverse l’épaisseur tragique de l’existence dans laquelle le sujet est engagé tout entier » ; Jean-François Favreau ; Vertige de l‘écriture ; ENS éditions ; Lyon ; 2012.

[4] L’auteur dans « Le ventre de la baleine » ; CFB ; 2018

[5] Alexandre Gefen, critique littéraire, agrégé de lettres modernes et Docteur de l’université Paris 4-Sorbonne, directeur de recherche au CNRS ;  consulté sur www.fabula.org

[6] Convenons, une fois pour tout le texte, que le masculin est utilisé à titre épicène.

[7] Alicia dans « Devine qui est là » ; CFB ; 2020

[8] Publié au Seuil en 1999. Jean-Marie Schaeffer est philosophe, spécialiste en esthétique philosophique et en théorie des arts, chercheur au CNRS, et directeur d’études à l’EHESS

[9] Médecin militant féministe français connu comme romancier et essayiste.

[10] Entretien d’Alexandre Prstojevic avec Jean-Marie Schaeffer ; vox-poetica, Lettres et sciences humaines ; consulté en ligne en avril 2020.

[11] Lire Olivier Croufer ; Ecrire avec les troubles et la souffrance ; CFB ; 2019.

[12] Georges Bataille ; « La notion de dépense » (1933) ; Œuvres complètes ; Gallimard ; 1970. Cité par Mathieu Bietlot ; « le trouble savoir du trouble » ; CFB ; 2019.

[13] Berthold Brecht ; petit organon pour le théâtre.

[14] Anne Vervier ; tu m’donnes 3 euros ? ; CFB ; 2017