Les troubles embarqués des horizons normatifs

Les troubles embarqués des horizons normatifs

Auteur : Olivier Croufer, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : La norme tient grâce à un lieu de discipline qui prescrit des conduites modèles ou par des dispositifs (savoirs, techniques, services, …) qui vont soutenir dans la population la production normale et incertaine de soi. Lors de la répétition de la norme, un trouble s’immisce toujours tant dans le sujet que dans la norme elle-même. Cette analyse envisage comment ces troubles pourraient être l’occasion de faire bifurquer les horizons normatifs.

Temps de lecture : 15 minutes

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Une manière d’entrer dans le problème qui nous préoccupe est d’énoncer ce qu’on souhaiterait accomplir : changer les rapports aux troubles et la souffrance psychique. La formulation pourrait être plus pratique : transformer les manières d’agir en regard des troubles et de la souffrance. Cette entrée a ceci d’embarrassant qu’elle est plutôt une porte de sortie. Elle nous déplace vers des résolutions à un problème encore dissimulé. Néanmoins, le terme permet peut-être de revenir vers le problème à déployer. Changer des manières d’agir socialement stabilisées, c’est prétendre à changer des normes. Ça paraît compliqué ! Penser la « norme » pourrait alors aider à des reformulations du problème. Des esquisses de réponses à deux questions sont proposées dans cette analyse. Comment ça tient une norme ? Cette question en prépare une seconde. À quoi peut-on prétendre quand on est en problème avec la norme ?

 

À quoi ça tient une norme ?

Dans un cours devenu célèbre sur Sécurité, territoire, population[1], Michel Foucault distingue trois régimes de pouvoir. Ils font varier des acceptions de la « norme ».

La norme peut renvoyer à la loi en tant qu’elle interdit. Par exemple, l’État interdit les outrages aux mœurs. La norme tient dans un régime juridico-politique (il faut que la souveraineté de celui qui impose la loi soit reconnue comme légitime). Cette normativité est négative (la loi interdit).

Ce qui intéresse Michel Foucault, ce sont surtout deux autres modalités de mise en œuvre de la norme qui instaurent une normativité positive. Dans ces régimes, les normes prescrivent ce qu’on doit faire ou ce qu’on devrait faire.

Dans un régime « disciplinaire » ou de « normation », la norme est un modèle que les individus doivent réaliser. Plus précisément, il s’agit de conduites modèles. S’il ne se conforme pas au modèle, l’individu – anormal – devra corriger ses conduites. La prescription de la norme s’effectue dans des lieux dédiés. L’usine prescrit les gestes que l’ouvrier doit accomplir. L’hôpital prescrit les actes et les procédures des soignants. Ce qui fait tenir la norme est le lieu de discipline qui prescrit les conduites modèles pas seulement par des règles, mais l’air de rien en construisant des savoirs (diagnostics, techniques de soin, etc.) et des organisations spatio-temporelles (rythmes de travail, procédures, service de soins intensifs, etc.). L’hôpital psychiatrique moderne peut ainsi s’analyser comme l’organisation spatiale et temporelle qui permet la construction d’un cas. Le psychiatre et anthropologue Robert Barrett en a fait une étude remarquable dans La traite des fous. La construction sociale de la schizophrénie[2]. Il montre comment dans le contexte d’une « expansion plus générale des professions consacrées au « traitement des personnes », sensibles dans les économies développées à mesure qu’elles s’orientent davantage vers la production de services, (…) chaque profession à [l’hôpital psychiatrique de] Ridgehaven s’efforce de rassembler son corpus spécifique de connaissances, de promouvoir son « acte professionnel typique » et de mettre en avant sa définition spécifique du cas[3] ». Certains moments, comme la réunion de cas, mais aussi certains concepts vont permettre d’évaluer comment le patient « se discipline » aux savoirs anticipatifs des professionnels. La notion de « trajectoire » devient un concept d’évaluation morale[4]. Le temps « signifie progrès et guérison (ou rechute et résistance) pour les patients situés sur une trajectoire. Toutefois, pour des patients situés en dehors d’une trajectoire, il signifie stase, gravité, indétermination et absence de but. Dans le travail psychiatrique, le temps n’est jamais absolu ; il porte toujours de la valeur[5]. » Il serait évidemment envisageable d’étudier les modalités de normation dans d’autres lieux dédiés de la santé mentale, par exemple une habitation protégée ou un centre de réhabilitation psychosociale.

Il existe une autre modalité de mise en œuvre positive des normes. Dans un régime de « sécurité » ou de « normalisation »[6], la norme est déduite d’un repérage préalable du normal dans la population. Par exemple, tel mode de vie devient la norme car on a constaté qu’il conduit probablement à être en bonne santé. La statistique, la probabilité exerce une fonction essentielle dans ces repérages dans la population. En pratiquant une activité physique, en mangeant sainement, en développant des relations sociales apaisées, etc., on sera – probablement – en meilleure santé. Ce qui distingue le régime de « normalisation » du précédent est qu’il s’adresse à toute une population (et non plus à des individus dans des lieux dédiés) et qu’il incite à des modes de vie, un ensemble de conduites et attitudes à s’approprier pour faire sa vie (et non plus des conduites spécifiques). La norme invite les personnes à jouer de leur liberté pour développer différentes variétés ou différents degrés de normalité. La norme tient dans des dispositifs de toutes sortes (savoirs, techniques, services, discours,… ) qui vont soutenir dans la population la production – normale et incertaine – de soi. Cette indétermination rend cette normalisation difficilement contestable. Chacun s’accomplit plus ou moins, à sa façon, dans le champ de normalisation de la santé par exemple. En « santé mentale », il ne s’agit plus de prendre en considération les dispositifs dédiés (un service ou un savoir spécifique par exemple), mais surtout comment ceux-ci débordent, s’épanchent dans la population. La notion « scientifique » de « trouble psychique » peut être saisie de façon profane par des travailleurs (burn out), le conseil « professionnel » peut être adapté à travers des « apps » de remise en forme, l’espoir d’un « rétablissement » gagne à s’exprimer dans un bon scénario de cinéma[7].

 

Trouble dans la norme

À quoi peut-on dès lors prétendre quand on est en problème avec la norme ? Car en situation, il y a toujours un problème avec la norme. L’homme normal, qu’il soit dans un régime disciplinaire ou de normalisation, s’efforce plus ou moins délibérément de répéter la norme. Cette répétition l’honore. Mais ce qui l’honore également est la variation qu’il est amené à inventer pour accomplir la norme en situation. L’homme normal, aussi, introduit un léger trouble dans la norme en même temps qu’il vit un léger trouble en lui-même par l’actualisation déviée, aménagée de cette norme. Le problème prend de l’ampleur quand ça résiste plus intensément, quand les forces existentielles d’un sujet ne se mettent plus vraiment dans les formes (savoirs, organisations spatio-temporelles, conduites modèles, …) des dispositifs disciplinaires ou de normalisation[8].

Nous appelons « horizon normatif » la destinée que nous accordons aux troubles dans la norme. En un sens, l’horizon normatif est une reprise de la norme, des dispositifs disciplinaires et de normalisation, mais sous le jour de ce qui les trouble. Que faire avec un service dédié à la santé mentale qui prétend protéger, soigner, prendre soin et qui se révèle finalement impuissant à alléger la tristesse d’une mélancolie ou à éteindre l’anormalité d’une personne qui délire le monde ? Faut-il répéter les invitations à la norme au risque de s’installer dans la frustration ? Ou disposer autrement la rencontre pour permettre une hospitalité ? Dans la rencontre d’un trouble, « c’est se trouver en présence de quelqu’un qui peine à rassembler son discours dans un récit cohérent et rationnel, qui manque des codes sociaux, des conventions relationnelles et de confiance pour s’adresser à l’autre[9]. » Se situer dans un horizon où le normatif est présent revient aussi à permettre « de jouer de l’ajustement des codes et de les laisser se bousculer. De s’aventurer, par-là, hors cadre de la rationalité et des conventions[10]» L’horizon normatif s’instaure dans le déploiement pratique d’un paradoxe puisque les questions-troubles émergent à l’intérieur des dispositifs normatifs. Rien ne dit que les réponses passeront à l’extérieur et sûrement pas en inventant des régimes normatifs ex nihilo ou démiurgiques. « (…) la seule question qui vaut en définitive d’être posée est celle de la construction d’un lieu dont l’agencement interne doit permettre de résister, autant que faire se peut, à l’action des normes sur le terrain même des pratiques, et non celle de la définition d’une contre-norme (l’humanité, le bien, la justice, la solidarité…) qu’il s’agirait d’opposer de front aux mauvaises normes normalisatrices. [11] » Pour le philosophe Pierre Dardot qui reprend dans un beau texte de synthèse les distinctions de Foucault sur la norme, les transformations des rapports de pouvoir ne se jouent pas d’abord par la définition d’une contre-norme, mais au niveau tactique des pratiques, dans l’exercice sur le terrain des dispositifs.

Ce faisant, il est possible d’appuyer ces pratiques alentour de ce qui résiste. Les troubles sont des événements qui peuvent faire histoire et même Histoire. L’hospitalité forme un univers d’inspiration qui soutient des histoires qui ouvrent à des bifurcations dans les sujets, dans les normes et dans l’Histoire. Le personnage de Jacques Mancini qui écrit sur les Droles revient subitement à lui. « Ce récit ! Il prend douloureusement conscience de son égarement. Hier encore, il clamait sa bonne santé, il hurlait qu’il était normal. Que lui est-il arrivé ? Il est complètement abattu. Comment reconnaître cet autre qui était lui ? Et comment vivre à présent, avec la crainte que cet autre réapparaisse ?[12] » Quels seraient les dispositifs et les pratiques – disciplinaires et de normalisation – qui laisseraient de la place pour cette suspension intrigante ? Ces dispositifs pourraient-ils être la reprise – partielle et compliquée, aujourd’hui – d’une Histoire de l’hospitalité antique qui « avait pour vertu et finalité de transformer le lointain voire l’ennemi en proche et ami sacré[13] » ? Un horizon normatif cherche à fortifier des pratiques en accueillant ensemble des histoires-troubles, en tentant de les mettre dans des institutions et un temps qui fait Histoire.

C’est dès lors en avançant dans le paysage normatif que se forme l’horizon. La proposition « Dispositifs intégrés de santé mentale » du Mouvement pour une psychiatrie démocratique[14] n’est qu’un mouvement dans un paysage. Dans l’horizon disciplinaire et de normalisation de la santé mentale, nous pourrions permettre d’ « instituer des espaces collectifs d’hospitalité » qui intègrent aux dispositifs existants des pratiques qui instituent des médiations interhumaines, « dans la communauté », à partir de ce qui reste troublant. Nous pourrions amener dans ces dispositifs ce qui subsiste comme une persistance d’un trouble qui devient « chronique » ou offrir une « résidence à la crise ». Un horizon se dessine en vivant l’expérience de ces dispositifs à plusieurs, en consolidant ces pratiques dans des institutions à mettre en œuvre. Il vaut aussi le coup d’imaginer ces institutions agréées par des pouvoirs publics. Mais pour le sujet des normes, celui qui nous intéresse, celui toujours troublé, l’aventure se vit toujours au pas suivant, éloigné de l’horizon normatif qu’il ne cesse de se réimaginer. A moins que son horizon normatif ne soit précisément ce trouble qu’il peut embarquer au pas suivant.

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Références

[1] Foucault, Michel. Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978. Seuil/Gallimard 2004, leçon du 25 janvier 1978, p. 57-166.
Voir aussi pour une analyse synthétique : Absil, Marie. Normes. Centre Franco Basaglia, 2012.

[2] Barrett Robert. La traite des fous. La construction sociale de la schizophrénie. Syntélabo, 1999.

[3] Ibidem, p. 56.

[4] Ibidem, chapitre 6 : « Trajectoires morales : de la psychose aiguë au « schizophrène chronique » »

[5] Ibidem, p. 191.

[6] Le philosophe Gilles Deleuze reprend la distinction de Foucault en parlant de société de contrôle versus société disciplinaire. Deleuze, Gilles. Post-scriptum sur les sociétés de contrôle. In : Pourparlers, Minuit, 1990, p. 240-247.

[7] Pour un récit anticipatif d’un monde orienté vers la croissance et la santé mentale voir : Croufer, Legrève, Mormont, Stassen Toussaint. Croissance et santé mentale. Centre Franco Basaglia, 2019.

[8] Sur le trouble comme rapports de forces qui résistent aux mises en formes voir Croufer, Olivier. Ecrire avec les troubles et la souffrance, chapitre 1. Centre Franco Basaglia, 2019.

[9] Bietlot, Mathieu. Hospitalité. Le trouble savoir du trouble. Centre Franco Basaglia, 2019

[10] Ibidem. La suite de l’analyse de Mathieu Bietlot raconte des manières d’entrer en relation avec « l’inconnaissable, l’indéfinissable, l’irreprésentable », c’est-à-dire des savoirs qui ne sont pas encore normés.

[11] Dardot, Pierre. La norme et le collectif. In : Chemla (dir), Politique de l’hospitalité. Reims, La CRIEE, 2014, p 96.

[12] Legrève, Christian. Les drôles. Episode 4 : la chute. Centre Franco Basaglia, 2019.

[13] Bietlot, Mathieu. Hospitalité. De l’éthique individuelle à la pratique collective : la question de l’institution. Centre Franco Basaglia, 2019.

[14] Développer des dispositifs intégrés de santé mentale, proposition politique 05