Les Droles #2 – épisode 1 : Sous les frondaisons

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Dans une grande maison à l’abandon, au bout d’un quartier oublié, vit une communauté de gens un peu étranges. Rien ne les lie, si ce n’est cette étrangeté. On les appelle parfois les droles[0].
Jacques Mancini inventait leur histoire. Mais il est mort.

Temps de lecture : 20 minutes

Télécharger les récits "Les Droles" - saison 1 et 2

Télécharger le récit en PDF

Sous les frondaisons

Une semaine ! On est partis une semaine entière. Ça a été les plus belles journées de toute ma vie. Oué ! De toute ma vie ! Je n’oublierai jamais. On est allés jusque La Panne. On s’est trouvé des sacs de couchage et on a dormi pêle-mêle dans la camionnette. Après, on est passés en France. On est allés au cap gris-nez, et encore jusqu’à la baie de sole.
De Somme !
Oui, c’est ça ! De Sogne …

Il est debout au comptoir du Ballon,  rue de Herve, en face du cimetière. Et il gueule ! C’est un grand type costaud, avec un ventre. On voit qu’il a mis ses habits du dimanche, mais c’est un dimanche d’autrefois. Et il est peu débraillé. Il est accompagné par deux tout petits gamins noirauds qui le tirent par la manche.

Allez viens, tonton Louis… Tout le monde est parti.

C’est Louis ! Louis Résimont[1]. Il est fin saoul, mais il clame son indignation.

Et ils ont été comme ça ! (avec le pouce, comme il peut) Alors, je ne torèlère…rerai pas qu’on fasse des commentaires sur eux. Comme ça, qu’ils ont été.

Le patron grogne entre ses dents, mais il est trop content de se débarrasser de cette bande-là, qui s’était donné rendez-vous chez lui. Le gros, ça va encore, mais les autres… La punk, et ce vieux type tout maigre, avec ces yeux… Ils font peur à tout le monde. Louis était arrivé le premier, bien à l’avance,  et avait enchaîné les coupé-menthe. À l’arrivée de Kevin et Katty, un silence de mort avait saisi le bistrot. Les habitués étaient mal à l’aise. Kevin, avec son Ipod sur les oreilles, qui ne regarde personne et qui parle tout seul. Les premières plaisanteries avaient fusé quand M. Pavel était entré. Des rires étouffés, des sourires entendus. Les types au bar devaient se décharger de leur malaise. Et Louis avait « engagé la conversation », sans améliorer le climat. Maintenant, il sort dignement et rejoint le petit groupe, à l’entrée du cimetière.

C’est l’enterrement de Jacques Mancini[2]. Il y a là Sonia, sa compagne. Son ex ? C’est une belle femme épanouie, dans la cinquantaine. La fille de Jacques, Anne, qui ne le voyait plus depuis des mois. Elle donne le bras à une dame, sa maman, probablement. Anne se balance d’un pied sur l’autre. Pas trop sûre de vouloir être là. Les funérailles de personnes qui se suicident, c’est comme ça. Tristesse, mais gêne, aussi, et colère.

Georis et Carboni, les flics qui ont trouvé le corps la nuit du 23 novembre, discutent dans un coin avec Jean Rathmes, l’inspecteur de Seraing qui avait ramené Reem[3]. Entre poulets …

Seuls deux collègues de Mancini sont présents, pour la forme. Ils sont au téléphone avec l’échevin, qui  a prévu une petite prise de parole, mais qui est retenu. Il y a encore les voisins de palier de Mancini, qui ne le connaissent pas très bien. Un type arrogant, renfermé. Détestable. Mais, bon ! C’est un voisin quand même.

Et donc, venant du Ballon, ils sont là, eux aussi : Alicia, M. Pavel, Katty et Kevin, et Francesca. Les jumeaux sont enfin arrivés à sortir Louis du bistrot. Mais pas de sa colère.

Bande de d’meye cougnîs !
Allez, Louis, arrête !
M’en fout ! On n’a pas idée de traiter les gens comme ça !

Rathmes s’approche.

Alors, M. Résimont, on a un problème ?

Louis, même saoul, il voit vite la menace. Un flic est un flic. Il se calme.

Ah ! Inspecteur (Louis ne sait pas du tout si ce type est inspecteur…). C’est les barakîs, là en face. Supportent pas la différence ! Ils ont commencé à faire des remarques sur Alicia, sur M. Pavel… Je ne pouvais pas laisser passer ça. On a eu des mots.
Et ça va, depuis l’autre jour ? Il l’entraîne à l’écart. Vous aimez bien les problèmes, hein, vous ?
Ah non, inspecteur ! Moi, j’aime les gens. Toutes les sortes de gens.

Il ne peut  toutefois pas s’empêcher de faire un peu le mariole.

Et ça s’est terminé comment, cette cavale ?
Cavale ! Inspecteur… ‘Faut pas exagérer ! Ce ne sont pas des criminels. On avait besoin de prendre l’air. Et on en a pris, de l’air ! On étouffe dans nos petites vies. En tous cas, moi, j’étouffais. Dans cette histoire, personne n’avait rien fait de mal. Vous n’avez rien contre nous.
Non, je n’ai rien contre vous. Vous ne pouvez pas mieux dire… mais ça dérange les gens. Vous vivez dans cette maison isolée avec ces personnes… bizarres !
Je ne vois pas où est le problème.
On peut trouver, vous savez. Il y en a déjà un parce qu’ils ne sont pas domiciliés là. Certains étaient en situation illégale. Et puis, les gens parlent. Ils sont connus, vous savez, vos petits protégés. Ils font parfois du grabuge dans les environs. Comme cette petite qui flirtait avec tous les hommes au café. Mais ce n’est pas l’important. Ils devraient être dans un endroit prévu pour eux, où on les soigne. Où on les protège d’eux-mêmes.
M. l’inspecteur, je ne veux pas vous offenser, mais vous ne savez pas de quoi vous parlez. Ces gens sont formidables. Ils m’ont appris ce que c’est la vie. Après notre virée, je ne serai plus jamais le même. Et il ne s’agissait pas de s’enfuir. Il s’agissait de souffler, et de partir en balade. Après quelques jours, on avait suffisamment respiré, et on est revenus, de nous-mêmes.

Rathmes, ça l’amuse, en fait, cette discussion.

Résimont… Louis… vous devez faire attention. Tout le monde ne pense pas comme vous. Et il y a des lois, des règles.
Des règles faites pour les cul-serrés comme là en face.
Des règles pour tout le monde. Des lois qui valent aussi pour ces gens avec qui vous vivez, même s’ils sont un peu spéciaux. On ne peut pas tout se permettre.
Ces gens… Comment vous dire ? Ils sont comme nous et pas comme nous. On ne peut pas leur imposer ce qu’on nous impose. Ce qu’on s’impose tout seul. Ça ne veut rien dire, pour eux. Parfois, ça réveille des choses au fond d’eux. Des choses belles, des miracles, ou des trouilles.
C’est pour ça qu’il faut les soigner.
Je ne pense pas. Ils sont comme ils sont. Il faut vivre avec eux. Et apprendre… Vous savez, inspecteur, à la maison, ils fabriquent des trucs là, des statuettes, ou quelque chose comme ça[4]. La première fois, c’est Alicia qui nous a montré ce qu’elle avait fait. J’ai regardé. Je n’ai rien pu dire. Je n’en revenais pas. Je me suis senti biesse…. Petit, limité, un demi-humain. Un brouillon. Et j’ai regardé mes mains. J’ai toujours été très fier de tout ce que je sais faire avec mes mains. Mais là…
Aah ! Poète, aussi !
Moquez-vous ! Je sais que ça fait la même chose à tout le monde. Mais il faut pouvoir se l’avouer. Et pour ça, il faut qu’il vous arrive quelque chose qui vous fait douter.
Vous exagérez, M. Résimont. Vous avez vécu trop longtemps avec eux, et vous avez perdu votre objectivité. Vous ne les voyez pas tels qu’ils sont. On ne peut pas revendiquer d’avoir les droits de tout le monde sans avoir les obligations de tout le monde.
Mais si, justement, parce que c’est des êtres humains, comme nous, mais tout à fait particuliers. Ils sont là, on ne peut pas les ignorer.
Comme on ne peut pas ignorer que, parfois, ils disent et font des choses qu’on ne peut pas accepter. Vous aussi, vous êtes particulier, Louis. Moi aussi.
Comme tout le monde,  je suis parfois traversé par des éclairs. J’ai des éblouissements, et des idées fixes. Je prête des intentions aux gens. Je sens des menaces. Je suis tenté de frapper, ou de m’enfuir. Mais on se contient.
Pas toujours, inspecteur. Pas chaque jour. Et, parfois, il y en a qui débordent, à force de se contenir.

Agitation. Le corbillard entre dans l’enceinte du cimetière. Rathmes et Louis rejoignent les autres. La petite troupe se rassemble et commence à suivre le véhicule rutilant qui avance au pas.

Le vent, la pluie, le froid sur ma peau… les lumières de la ville. Le vacarme du trafic. Le trottoir qui fonce à ma rencontre. Noir !

Il est bien, ce cimetière ! Dans sa première partie, un petit côté Père-Lachaise. On dirait qu’on entre dans un village ou un quartier de pavillons nichés sous les frondaisons. Plus loin, derrière, c’est vaste et dégagé. On parcourt de larges allées confortables. Tout est bien organisé. On a rangé les morts.

C’est un groupe bizarre, clairsemé, mal assorti. Les gens ne se connaissent pas. Finalement, il n’y a là personne qui regrettera vraiment le défunt. Ils viennent en pensant à ce qu’ils ont à faire après.

Pour eux, pour les droles, comme il a choisi de les appeler, c’est différent, et ça leur inspire un sentiment étrange.  C’est une perte et une libération, à la fois. Ils sont délivrés de ce que Mancini leur faisait dire, penser. Certains lui en veulent toujours, en fait. Il a donné d’eux une image caricaturale. Il a voulu en faire des monstres. Pourquoi lui faut-il des monstres ?

Enfin, ils voulaient aussi faire la connaissance de cette Sonia qui lui a inspiré tout ça. Louis l’observe en coin. Vraiment une belle femme !

Kevin marmonne des imprécations. Les cimetières, ça l’inspire, mais ça l’inquiète aussi.

Jean Rathmes ne dit rien. Il semble perdu dans ses pensées.

Discussion

Je ne comprends rien ! La première chose, c’est cette rencontre entre les personnages que Mancini a inventés et la réalité…

La réalité ?

Ben oui, Mancini, il est mort, non, à la fin du dernier épisode ?

En tous cas, ça raconte qu’il s’est suicidé.

Bon ! Louis, l’agent Rathmes, c’est des personnages de son histoire !

Oui, oui.

Et ils sont à son enterrement, au cimetière de Robermont ?! Ils rencontrent des gens qui sont vraiment les proches de Mancini. Et ils se retrouvent dans un café qui existe vraiment. Ils parlent avec les clients…

Oui, ça raconte ça.

Ben, tu vois : tu mélanges la fiction et la réalité.

Mais… non ! Dans mon récit fictionnel interviennent des éléments de ce que nous connaissons comme étant la réalité.

Tu me fatigues ! Tu essaies de m’embrouiller.

Mais TOUT est inventé ! C’est une histoire que je raconte. Ce n’est ni vrai ni faux. Mancini, il n’existe pas non plus. C’est une invention.

Robermont, ça existe vraiment. Et le café le ballon aussi.

C’est vrai. C’est pour t’aider à croire à mon histoire. C’est une manière de t’accrocher. Dans ce que quelqu’un invente, il y a toujours un peu de réalité.

Mais pourquoi tu écris des trucs comme ça ?

Parce que, justement, je veux faire réfléchir sur le rapport entre la réalité et les histoires que certaines personnes inventent.

Les fous ! Mais ils sont malades, eux. Ils racontent n’importe quoi.

Ils racontent des choses qu’ils inventent en partie. Comme moi. C’est comme ça que nous essayons, eux comme moi, de dire, au plus juste, ce que nous avons à dire.

C’est exagéré !

C’est vrai ! Parfois, ça nous dépasse. On est dépassé par l’histoire qu’on raconte. On s’emporte. Ça ne me paraît pas très grave. On peut l’accepter pour comprendre vraiment ce que quelqu’un veut transmettre.

Moi, je crois que tu voulais juste t’amuser à mes dépens. Qu’est-ce que tu voulais transmettre, ici ?

Ben, je voulais parler de deux manières de réagir à la rencontre avec le trouble psychique. À un niveau individuel, d’abord. Le flic et Louis, en fonction de leur histoire à chacun, ils répondent différemment. Pourtant, ils sont troublés tous les deux, tu remarqueras. Il y a une commune humanité qui est touchée.

Mais le flic, c’est un flic. C’est pour ça qu’il défend l’ordre dans cette histoire.

Exactement ! C’est l’autre chose que je voulais mettre en réflexion. Comment la société, représentée par Rathmes peut se débrouiller avec des gens comme ça. Comment on peut organiser les choses pour que des personnes aussi singulières puissent mener une vie digne.

Houlà ! Des grands mots.

Tu as raison. On peut dire les choses plus platement. A quoi ça rime de les enfermer.

Mais personne ne parle d’enfermer !

Rathmes, il dit qu’il faut qu’on les soigne, qu’on les « protège d’eux-mêmes ». Il pense qu’il faut les maintenir « sous » traitement, pour ne pas qu’ils causent de dérangements.

Ben, c’est vrai, qu’il faut les soigner.

Peut-être, mais pas les enfermer dans leur traitement, dans une identité de malades. Louis, il développe tout ce que lui a apporté sa relation avec eux. Ce que ça a ouvert chez lui, comme conscience du sens de la vie, comme compréhension de sa propre humanité. Comment ça l’a libéré.

Mwouais…

Quoi, mwouais ?

Moi, je n’avais pas vu tout ça, dans cette histoire-là.

C’est toi, qui me fatigues, maintenant. Faut toujours te mettre les points sur les i, tout t’expliquer. T’as qu’à aller lire la bibliographie, tiens, si tu n’aimes pas les histoires.

 

Pour poursuivre la réflexion

On pourra trouver dans les dimensions sociales et politiques du care  une proposition d’éclairage sur le fondement de l’attitude commune aux deux personnages. L’un et l’autre ont une expérience de la vie qui est faite d’échecs et de réussites. Cette expérience leur permet de reconnaître leur commune humanité, et celle d’autres personnes, même dans les moments où celles-ci s’égarent.

Jean Rathmes, par une certaine conception de la loyauté à sa fonction, reprend le discours dominant. Maire Absil a fait dans  intégration : un terme a double sens une analyse critique d’un des ressorts de ce discours. Mathieu Bietlot va plus loin dans une lecture politique de cette doxa : Le camp, révélateur d’une politique inquiétante de l’étranger.

Enfin, Olivier Croufer dans se préparer à des gestes d’hospitalité ouvre une porte sur le silence pensif de Jean Rathmes à l’issue de la discussion. Peut-être est-il partagé entre son élan spontané, personnel, envers des personnes vulnérables, et les règles et attitudes instituées qui régissent son univers. Il devra peut-être opérer une rupture pour réconcilier son penchant spontané et sa conception de l’ordre social :  hospitalité : de l’éthique individuelle à la pratique collective, la question de l’institution

On pourra encore lire, sur notre site :

Lire notre série de récits "Les Droles"

3 saisons disponibles

Découvrir nos récits, analyses conceptuelles et analyses d'oeuvres ?

Découvrir les propositions politiques du Mouvement pour une psychiatrie dans le milieu de vie ?

Références

[0] A Liège, quand on parle de quelqu’un dont le comportement, l’allure ou le discours s’écarte de la norme, on dit volontiers que c’est un « drole ».

[1] Au bord du monde

[2] La vie sans eux

[3] Elle sourit toujours

[4] Le ventre de la baleine