Parler de soi quand on parle de l’autre (et inversement)

Parler de soi quand on parle de l’autre (et inversement)

Auteur : Catherine Thieron, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Quand une personne expose ses failles – volontairement ou non –, les projections vont bon train, et il n’est pas rare que l’autre écrase ou infantilise plutôt que de chercher à s’éduquer. Comment créer des cadres propices à la déconstruction des clichés associés au trouble psychique ? Et quelle légitimité avons-nous, en tant que travailleurs et travailleuses gravitant, de près ou de loin, autour de la psychiatrie, pour accueillir, soigner et sensibiliser au mieux ?

Temps de lecture : 15 minutes

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Qu’est-ce que j’écris quand j’écris à propos du trouble psychique ? Qu’est-ce que cela dit de moi ? Et quelle est ma légitimité à aborder ce sujet ?

Il m’est difficile de répondre à ces questions sans entrer dans l’intimité de mon histoire personnelle et familiale, sans courir le risque d’en dire plus que je ne le voudrais. Accepter de courir ce risque, c’est accepter de me mettre en danger. Et quand on en dit un peu de trop, on n’en dit généralement pas assez, n’est-ce pas ?

 

Le droit d’en parler

Lors de la deuxième Balade sensible organisée par le collectif Troubles & Libertés, une phrase a particulièrement résonné auprès des participants : « On n’ose plus se dévoiler parce qu’on a peur »[1]. Peur du jugement, des remarques, des questions indiscrètes, des conseils qu’on n’a pas demandés…
On n’ose pas, aussi, parce qu’il y aura toujours des personnes qui vont moins bien que nous : on ne voudrait pas se plaindre « pour si peu ».
Mais qui décide de la gradation de la souffrance ? Les personnes touchées ? Les psychiatres ? Les statistiques ?
Et qui peut prétendre savoir ce que ressent l’autre ?

Quid des personnes au diagnostic indécelable par le commun des mortels et qui ont (re)trouvé un semblant de stabilité à travers un parcours thérapeutique qui leur convient ? Celles qui ont une vie sociale, familiale et/ou professionnelle « normale » en apparence parce que leur condition est stable. Celles dont on ne croirait jamais qu’elles « en sont » parce qu’elles semblent parfaitement intégrées à la société – souvent au prix d’efforts inouïs.

Quid des personnes qui gardent le silence parce qu’il ne faut pas parler de « ça », et si l’on en parle, on s’expose à toutes sortes de préjugés de part et d’autre : les uns seront infantilisants au possible, faisant preuve d’une pitié démesurée, les autres les enjoindront à prendre sur elles, à faire un effort… comme si elles n’en faisaient pas déjà assez comme ça. Doivent-elles se dissimuler parce qu’elles semblent aller mieux que d’autres ?

Et quid de celles qui, par pudeur ou simplement pour se protéger du jugement d’autrui, gardent le silence sur leur expérience de la maladie ?

« Qu’est-ce que la maladie ? Que serait-ce alors être sain ? Existe-t-il entre les deux états une frontière, étanche, qui marquerait la limite, visible, traçable. La maladie mentale ? Celle du corps ? Faut-il les différencier ? Et si l’on parle de maladie, peut-on, doit-on, en miroir, déformé, parler d’état normal ? Ce serait quoi alors être normal ? Selon quelles normes ? », demandait Tatiana Klejniak, alors animatrice au Centre Franco Basaglia, avant de poursuivre : « D’autres se sont interrogés, évidemment, avant moi, et certains feraient bien de le faire, aujourd’hui, encore, quand les normes, parfois, souvent, se font lois, quand il s’agit de classer, catégoriser, normaliser. »[2]

 

Quand deux personnes se parlent, pour pouvoir se comprendre, il faut qu’il y ait un minimum d’expériences communes entre elles[3]

Cinq ans après Tatiana, je m’interroge à mon tour à propos des frontières et des normes. Je n’ai de cesse, surtout, d’interroger ma légitimité : qu’est-ce qui m’autorise à parler de situations au sujet desquelles mon expérience est, au mieux, tout à fait personnelle, au pire, limitée ou anecdotique ? Comment représenter avec justesse et nuance des parcours de vie extrêmes et à mille lieux de mon propre itinéraire – des parcours pouvant mener à l’internement[4], au sans-abrisme ou à la mort ? L’empathie est-elle suffisante dans ce cas ?

Nul besoin de tels extrêmes, pourtant. Comme beaucoup d’autres conditions, l’expérience du trouble psychique, aussi « léger » fut-il, est difficilement partageable, et l’on nage souvent en plein paradoxe : d’une part, il semble être question tous les jours de santé mentale dans les médias, et de l’autre, le sujet reste difficile à aborder parce qu’encore largement associé à l’image de l’inadapté social incapable de raison, de tenir un discours intelligible, de garder un emploi, d’entretenir des relations saines avec autrui… Celui-là existe, bien sûr, mais n’est-il pas la partie émergée de l’iceberg, celle qui nourrit et entretient les fantasmes des scénaristes hollywoodiens ? À une époque où tout pousse le grand public à associer la folie à la dangerosité, mais aussi à confondre déprime, burnout et dépression (pour le plus grand plaisir de l’industrie pharmaceutique dont les psychotropes se vendent et se consomment comme des chiques), où se trouve le juste milieu ?

J’ai pour ma part l’intime conviction que pour sensibiliser au mieux aux formes les plus sévères du trouble psychique, nous nous devons de prendre tout autant au sérieux les formes dites « légères » ou passagères, et faire des personnes aux prises avec celles-ci nos alliées : de par leur simple aspect d’individus soi-disant « normaux » et « respectables », elles déconstruisent les stéréotypes du fou à lier tel que beaucoup aiment encore à se l’imaginer. Mais comment parvenir à parler de « ça » quand les clichés sont à ce point ancrés dans l’inconscient collectif ? Où trouver les intermédiaires, les intersections ?

 

« Eux » et « nous »

« Nous sommes semblables, oui, mais différents. Alors, et ce n’est pas simple, mais si plutôt que de cloisonner, hiérarchiser, exclure, il s’agissait d’affirmer les différences, le singulier, non ? »[5]

Ce n’est pas « eux » d’un côté et « nous » de l’autre. D’ailleurs, quand j’écris ces mots, de quel côté me situe-je ? Et vous qui me lisez, où vous situez-vous ?

Voyez-vous, nos singularités et fragilités, petites et grandes, peuvent être autant d’atouts plutôt que des faiblesses ou des tares, surtout dans nos métiers, aux expériences du Cheval Bleu. Quand j’en parle avec mes collègues d’ici et d’ailleurs, j’ai le sentiment que peu d’entre nous sont arrivés là par hasard, que nos sensibilités et motivations sont bien souvent similaires, avec parfois une expérience de première main du trouble. Peut-être même y a-t-il chez certains et certaines une envie tout à fait personnelle d’éclairer des zones d’ombre, voire, qui sait, un besoin de réparation ?
J’ai donc voulu recueillir du bout des lèvres, du bout des doigts, nos propres « pourquoi ».

Il y a bien sûr celles et ceux qui ont répondu à une offre d’emploi et décroché le poste, sans attaches préalables à la psychiatrie, « démocratique » ou non, et qui, petit à petit, ont adopté les valeurs et les pratiques qui nous relient. Et puis, il y a celles et ceux qui y ont vu une suite logique à leur parcours, trouvé de nouvelles façons de faire, d’expérimenter, avec un désir de s’impliquer autrement dans ces questions…

 

Et toi, que fais-tu là ?

Après un passage dans le privé, M. a « ressenti le besoin d’être plus en interaction avec les gens et de faire quelque chose de militant ou de politique, d’une certaine manière. Dans mon travail, j’essaie, en toute bienveillance, de faire en sorte que les gens se sentent en sécurité, de minimiser leurs doutes en essayant (parfois seulement de manière non verbale) de créer un climat d’acceptation inconditionnelle et/ou de minimiser la peur et l’incertitude ».

L., quant à lui, a « toujours été intéressé par le secteur de la santé mentale. Je me préoccupe sincèrement de l’autre. Je me suis toujours efforcé, dans mon quotidien, tant privé que professionnel, d’être à l’écoute de l’autre et de lui apporter mon aide comme je pouvais. Je pense que j’ai envie et besoin de me sentir utile pour la société, pour mon prochain. De faire quelque chose qui soit concret et qui ait du sens ».

« Cette manière de travailler m’a séduite », m’explique V. « et je ne me lasse pas de travailler chaque jour en tentant de trouver des petites ouvertures. Il me plaît aussi de côtoyer ce qu’on appelle la folie. Être un peu en dehors des normes établies. Accompagner des personnes qui ne trouvent pas leur place dans le cadre posé par la société, mais chercher avec elles une place quand même. Ça dit de moi que je n’ai pas toujours trouvé ma place non plus dans les normes, mais que ce n’est pas si grave, on a le droit de vivre quand même. Certaines personnes ont un esprit assez ouvert pour accueillir ce qui ne peut se dire ou se voir, ça fait partie de la vie et si on accueille ces choses un peu folles, ça peut nous enrichir dans la compréhension de nous-même et de l’autre. Ça demande de pouvoir écouter. De ne pas juger. Se remettre en question. Transformer. »

Transformer le regard avant toute chose : « Être confronté à autant d’étrangeté et de singularités dans un contexte créatif et serein a rapidement modifié ma manière de regarder la ville et les gens. J’ai l’impression de voir plus de choses et différemment. Je ne comprends pas plus, mais je perçois et me questionne. C’est tout mon rapport à l’étrange qui est modifié, ce qui se situe à côté de la norme ou du dicible, qu’il s’agisse de bien-être, de comportement, de situation ou de récit… et qui revient par de petites portes. », me confie D. au sujet de son expérience sur le terrain, tandis que J. trouve que « le côté humain vient questionner sur soi ainsi que collectivement. Ça fait réfléchir et c’est gai de réfléchir ».

Pour C., « ce boulot m’aura obligé à dépasser la réticence que la rencontre avec le trouble psychique m’inspirait et m’inspire parfois encore. Et, du coup, la méconnaissance que j’avais des existences déterminées par le trouble. Ça m’oblige également à remettre en cause ma conception de l’humanité, de l’universalité, de l’égalité, de la liberté pour faire quelque chose de ces existences-là ».

Et G. de conclure : « Ce travail m’apporte autant que ce que je peux lui apporter. C’est un peu bateau, mais c’est une réalité. J’y trouve un réel sens et ça “nourrit” un peu mon existence. J’aime les gens et leurs histoires, et je garde un certain espoir – concernant le parcours des personnes, mais aussi l’évolution de la société. »

 

Favoriser la cohabitation

Dans une série d’analyses intitulée « Qu’est-ce que protéger », Olivier Croufer faisait le constat que « [c]haque être humain est vulnérable. Comment dès lors », demandait-il, « envisager des formes de protection, des formes sphériques qui repoussent les menaces à l’extérieur et cultivent à l’intérieur des modes de vie qui favorisent la cohabitation des humains ? », et ajoutait plus loin que « [l]es agressions s’expriment en termes de mépris, de blessure morale, de déconsidération. »[6]

Ces questions sont centrales dans nos activités d’accueil, de soin et de sensibilisation. Repousser les menaces passe par la mise en place d’endroits propices à l’échange, à l’acceptation et à la reconnaissance de l’autre. Si nous voulons connaître, comprendre et transmettre son histoire, il nous faut d’abord la récolter, et cela ne va pas sans instaurer un climat de confiance et de respect mutuels, comme d’autres collègues ont déjà pu le rapporter par le passé[7]. Nous sommes médiateurs, entremetteurs, négociateurs aussi, parfois représentants, assistants, associés…

Et moi, qu’est-ce que j’écris quand j’écris à propos du trouble psychique ? Et qu’est-ce que cela dit de moi ?
Cela témoigne sans doute d’un désir de comprendre et d’une envie sincère d’être en contact – pas seulement avec l’autre, mais aussi avec moi-même. Cela témoigne aussi d’un besoin de reconnaitre, d’accepter et de propager l’idée qu’une fragilité n’est pas une tare : bien au contraire, assumée et portée avec panache, elle peut être un superpouvoir, mais les super-héros cachent bien souvent leur véritable identité.

Ça a pris du temps, beaucoup de temps, mais j’ai bien intégré et totalement accepté le fait que je serai toujours un peu plus triste que la plupart des gens. Puisque ce n’est pas écrit en travers de ma gueule et que je ne corresponds pas nécessairement aux clichés les plus répandus, il m’est aisé de le cacher. Pourtant, et alors que j’en parle bien plus facilement que par le passé, je continue d’avoir peur – du jugement, des remarques, des questions indiscrètes, des conseils que je n’ai pas demandés… C’est inconfortable, et ça ajoute un poids dont je me passerais bien.
Je sais par ailleurs qu’il y a plus amoché que moi, qui ne me sens pas particulièrement « en souffrance ». Au fil du temps, j’ai trouvé et développé des ressources que beaucoup de personnes n’ont pas : un accès à l’information, à des soins qui me conviennent, une certaine facilité de communication… Autant d’éléments qui m’ont permis, peut-être, de passer entre les gouttes de la psychiatrisation.

J’écris tout ça quand j’écris à propos du trouble psychique.

Je vous l’avais dit : ce n’est pas « eux » d’un côté et « nous » de l’autre. D’ailleurs, quand j’écris ces mots, de quel côté me situe-je ? Et vous qui me lisez, où vous situez-vous ?

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Références

[1] Voir le compte rendu de l’activité sur notre site

[2] Tatiana Klejniak, « Retour à la terre, tome 1 »

[3] Benoît Labaye, cité dans le court métrage « Orgesticulanismus » de Mathieu Labaye (caméra-etc., 2008)

[4] Voir le web-documentaire « Internement » de L’autre “lieu” – RAPA

[5] Tatiana Klejniak, « Retour à la terre, tome 1 »

[6] Olivier Croufer, « Qu’est-ce que protéger (2) : des sphères de reconnaissance »

[7] Voir par exemple les analyses « Tu me donnes 3 euros ? », « C’est quoi un rhume ? », « Est-ce que vous êtes comme nous ? » et « Tu existes pour moi » d’Anne Vervier.