Hospitalité – Pour des formes d’institution sous tensions

Hospitalité Pour des formes d’institution sous tensions

Auteur : Mathieu Bietlot, philosophe

Résumé : L’imaginaire de l’hospitalité antique se faufile et persiste dans les interstices du présent, conserve un certain prestige, hante nos sociétés et inspire des pratiques discrètes. Face aux détresses, replis et impasses contemporaines, comment la propager, la renforcer, l’instituer tout en évitant les travers de l’institutionnalisation et de la normalisation ? L’éthique de l’hospitalité ne peut se réaliser qu’en s’installant dans une contradiction ou une tension. Elle ne peut se développer qu’en se séparant d’elle-même. Elle ne peut se trouver qu’en se perdant pour se chercher à nouveau et se retrouver là où elle ne s’attendait pas. Refusant de s’enfermer dans une politique figée, elle ne peut néanmoins maintenir sa tension permanente sans certaines conditions de possibilité qui n’adviendront qu’à travers des transformations sociales.

Temps de lecture : 20 minutes

Télécharger l'analyse en PDF

La persistance subversive de l’hospitalité

Bien qu’elle se situe à l’antipode de l’air du temps[1], l’éthique de l’hospitalité n’est point révolue partout et à tout jamais. À toute époque, on trouve d’irréductibles Antigone qui font primer sur les lois en vigueur, la loi du cœur, une loi non écrite, tout aussi impérative, régie par un autre code qu’il nous appartient d’inventer face aux tragédies contemporaines. Discrète, clandestine ou assourdie, la question de l’hospitalité insiste. Aux dires de Joan Stavo-Debauge, elle se repose chaque fois que des personnes sont troublées par des phénomènes d’inhospitalité, chaque fois que des dispositions peu hospitalières s’entendent dénoncées publiquement ou contournées pratiquement. Marginales, souvent subversives, des expériences d’hospitalité ont cours dans notre environnement et notre histoire proches[2].

Ces pratiques ne gagneraient-elles pas à se répandre et se renforcer ? Sont-elles condamnées à demeurer minoritaires, voire informelles, sous peine de perdre leur originalité ou leur pureté ? On connait le destin de toute remise en question de l’ordre des choses : lorsqu’elle monte en puissance et devient vraiment séditieuse, elle se voit soit réprimée, soit récupérée. Mais sommes-nous enchaînés à ce destin tel Œdipe dans la tragédie antique ? La victoire des pouvoirs temporels est-elle aussi fatale que celle des dieux d’antan ?

Nos différentes analyses ont souligné la puissance subversive de l’hospitalité, son caractère incalculable, rebelle à toute prescription, irréductible à une politique formelle. Cependant, conscients du pouvoir tentaculaire de l’ordre et de l’imaginaire en place, nous ne pouvons miser uniquement sur la subversion personnelle. Nous ne pouvons tabler naïvement sur la libération spontanée des esprits et des pratiques. L’hospitalité n’est ni naturelle ni divine, ni de l’ordre du bon sens. L’éthique n’est jamais donnée ni acquise de génération en génération. Toutes deux relèvent d’une décision, sans quoi il n’y aurait pas lieu d’y réfléchir, de les promouvoir, d’en déplorer l’absence, d’en parler, d’en écrire… L’hospitalité éthique n’est point non plus totalement individuelle ou aléatoire puisqu’on en observe un reliquat dans toutes les cultures, ne fût-ce que dans les gestes de bienvenue – on non – qui se partagent et se comprennent avant la langue. Et il faut ici relever que nos analyses concernent l’Occident qui aurait bien des leçons d’hospitalité à recevoir de l’Afrique et de l’Asie où elle persiste dans les mœurs majoritaires et répond avec les moyens du bled à la question sociale.

 

La puissance instituante de l’hospitalité

L’hospitalité, pour tenir et faire front, pour faire micro-politique et permettre des dessaisissements, des déplacements et des réagencements « à la recherche d’une organisation de la vie, à la recherche d’une rationalité d’un type nouveau »[3], doit prendre une dimension de pratique collective, donc s’instituer.

L’institution ne doit pas, à nos yeux, se réduire à sa représentation la plus courante, poussiéreuse et repoussante. Il nous importe de réhabiliter l’institution comme acte et capacité d’instituer. Instituer ne signifie pas forcément enfermer, figer et normaliser. Instituer équivaut d’abord à créer des pratiques nouvelles, produire des significations sociales, des rèpères communs, et à en garder traces. Dès qu’il y a manière de faire ou de penser collective, celle-ci a été instituée… et parfois persiste à se faire instituante. Dès qu’il y a transmission, répétition, il y a institution[4]. Instituer, en ce sens, désigne ce qui distingue l’humain de l’animal et le rend irréductible aux processus naturels animés par le seul instinct de survie de l’individu et de l’espèce. Cornelius Castoriadis renvoie l’institution à la puissance d’imagination, c’est-à-dire l’aptitude à envisager ce qui n’est pas là, l’au-delà du sensible immédiat, ce qui n’est pas encore, ce qui pourrait ou devrait être… Sans cette faculté de « novation radicale, de création et de formation », de transformation aussi, il n’y aurait pas d’histoire, pas de sociétés, pas de civilisations, pas de révolutions, pas de liberté, pas d’égalité, pas d’hospitalité.  Certes, « [u]ne fois créées, les significations imaginaires sociales et les institutions se cristallisent ou se solidifient en imaginaire social institué. Celui-ci assure la continuité de la société, la reproduction et la répétition des mêmes formes, qui désormais règlent la vie des hommes et qui restent là aussi longtemps qu’un changement historique lent ou une nouvelle création massive ne viennent les modifier ou les remplacer radicalement par d’autres. »[5]

Aussi, à une époque où les significations sociales dominantes et les institutions qui les reproduisent sont particulièrement hostiles à l’accueil de l’autre et au partage du commun, l’éthique de l’hospitalité – pour se propager, se perpétuer et s’opposer – ne peut pas ne pas s’instituer. Nous retiendrons encore de Castoriadis, la fonction fondamentale de l’imagination et des imaginaires – des univers d’inspiration – à l’origine du pouvoir instituant des collectifs humains[6].

Dès lors que les formes instituées qui façonnent l’individu l’écrasent et l’aliènent, Castoriadis parle d’institution hétéronome et encourage leur mise en question et leur changement par une action collective délibérée. Au coeur de la complexité et de l’ambiguïté humaines, il y a toujours de l’hétéronomie dans l’autonomie – nul ne vit sans liens de dépendances – mais également toujours au moins un soupçon d’autonomie dans l’hétéronomie même la plus totale[7]. Dans notre domaine, Guillaume le Blanc parlait non pas de restaurer la personne troublée mais d’instaurer l’hôte de demain. Instituer ce qui, au lieu de restaurer le sujet ou les règles de la communauté, instaure des allures de vie inédites et des modalités de relation mouvantes[8]. L’enjeu serait d’instituer une remise en question des formes instituées de l’humain, d’instituer la puissance instituante de l’hospitalité.

Si nos propositions invitent ouvertement à instituer cette hospitalité dans le milieu de vie en revenant au sens fondateur de l’institution, elles valent également pour sa réalité massive et dominante. L’appel s’immisce aussi dans les institutions hospitalières existantes, sclérosées ou sclérosantes. À l’hôpital psychiatrique comme dans les services ambulatoires, il suggère d’octroyer une place au trouble des hôtes dans les deux sens, d’accueillir les contradictions au lieu de les contenir – tel que s’y appliquait l’équipe de Basaglia – pour empêcher l’institution de se figer, de se fermer à l’altérité et sur elle-même. En d’autres mots, pour la rendre quelque peu, et toujours plus, hospitalière. Inversement et exponentiellement, l’hospitalité s’appuie sur quelque chose de fragile et de fou, sur des mouvements discrets, instables et troublants, à partir desquels l’institution peut se traverser et ses interstices frayer des dynamiques de jeu et de flou qui freinent sa pétrification et sa putréfaction, qui permettent de la rendre vivante. Nous dirons encore que c’est, similairement, à partir de l’incertitude et de la vulnérabilité, de l’étrangeté et du rêve, de l’inquiétude et de l’agitation, que s’ouvrent et s’ouvragent les imaginaires. Dans notre champ comme ailleurs, il convient donc de réveiller régulièrement la capacité créatrice de l’imagination et de l’institution au lieu de subir leurs sédiments paralysants.

Le défi, infini si pas impossible, consiste ainsi à penser l’institution permanente de l’hospitalité – dans les lieux confinés comme à l’air libre –, à l’instituer sans l’enfermer ni la pervertir. Instituer ce qui demeure insaisissable et se dérobe dès qu’on essaie de le fixer dans une forme unique. Encourager une attitude sans la codifier. S’accorder autour de principes mobiles pour composer avec une personne troublée, sans éclaircir ni ne circonscrire celle-ci ni ceux-ci. Ne pas établir en norme ce qui relève en grande partie d’une suspension des normes de la vie courante[9].

 

La tension sans repos

Assumant ces paradoxes, l’institution incessante de l’hospitalité s’installe dans une contradiction permanente. À l’issue de toutes nos réflexions, rappellons les quelques tensions qu’elles ont rencontrées et qui pourraient, tenues ensemble et jamais résolues, instituer une pratique de l’hospitalité évitant les écueils et les calculs de l’institutionnalisation.

Son ambigüité commence avec celle du mot « hôte » et se poursuit avec celle de Zeus où coïncide le lointain qui vient de l’étranger et le prochain qui se présente sur le seuil. L’ambiguïté de son institution commence avec celle du « nomos » grec qu’Antigone conçoit comme la loi du cœur et que Créon défend à titre de loi écrite. Cette ambigüité lui interdit tout réglage définitif. Nous ne sommes jamais sûr d’avoir agi au mieux en la matière. Et nous étions arrivés à l’idée du malentendu comme la vérité de l’hospitalité dans son incomplète actualisation. Dès lors qu’on en a conscience, le malentendu devient prolixe et prolifique. Il initie un jeu de compositions « entre des gestes dont les excès ou l’univocité doivent être continûment contrebalancés par leur envers, dans une constante attention à leurs conséquences et à leur pervertibilité »[10].

Il y a foncièrement une tension permanente entre l’hospitalité absolue telle que tentent de la définir dans un mouvement asymptotique les textes de Jacques Derrida, incontournables quoique peu praticables, et l’hospitalité de tous les jours avec les moyens du bord, les impuretés des hôtes et les contraintes du cadre. Contrairement à Derrida, nous ne mettons pas en tension la Loi de l’hospitalité éthique et les lois de l’hospitalité qui tentent de la traduire en une politique avec toutes les limitations et conditionnalités que cela implique. C’est une pratique concrète et réinventée chaque jour, ébranlée par chaque nouveau trouble, que doit inspirer, animer et instituer cette éthique. Elle se veut inconditionnelle et gratuite, aussi doit-elle bien se garder d’arrêter des conditions ou des exigences dans une quelconque procédure. Cependant, dans la réalité des relations humaines, elle n’est jamais pur don sans attente, sans contre-don. Celui qui ouvre sa porte, tout en se préservant d’éventuelles déception, tout en assumant à l’avance le risque de l’échec, souhaite qu’un partage ait lieu, que sa maison soulage l’hôte, que son altérité l’enrichisse, que l’expérience le bouscule, que l’humanité aille un peu mieux…

La dialectique se joue au jour le jour entre l’enrichissement et l’affaiblissement de la confrontation à l’altérité. L’accueil de la différence perturbe. Celle-ci charrie aussi bien des difficultés tenues à l’écart jusque-là que des points de vue ignorés en son absence, donc des solutions inédites avant cette rencontre… à inventer ensemble et dans la tension. L’intégration du trouble dans le milieu de vie (et pourquoi pas dans l’institution sclérosée) transforme l’un et l’autre, modifie – pour un mieux si l’expérience est portée jusqu’au bout – les paramètres du trouble et les coordonnées du milieu. De sorte que si l’hospitalité exige au premier abord un effort de celles ou ceux qui ouvrent leur porte, le partage des problèmes apporte ensuite une attention et des réponses collectives qui amélioreront l’environnement et les manières d’y habiter ensemble.

Sur le plan du savoir, l’hospitalité se fonde sur un non-savoir qui accueille sans connaître, qui s’ouvre à l’inconnu, qui refuse d’enfermer l’autre dans l’idée qu’on pourrait s’en faire, qui cherche à atteindre l’inconnaissable en lui[11], qui laisse advenir l’in-imaginé… Néanmoins, cette attitude de non-savoir se transmet ou s’acquière par une forme de savoir informel ou équivoque. En outre, l’absence totale de quelque savoir, savoir-faire ou savoir-être pourrait provoquer des maladresses et des gestes inhospitaliers. Il est opportun de garder à l’esprit une idée, vague ou ouverte, des difficultés d’où vient l’invité, d’« avoir quelque connaissance de ce qui l’agrée ou de ce à quoi il tient », de « ne pas ignorer ce qui peut le choquer ou le mettre dans l’embarras »[12].

Nous avons également évoqué les atouts et les pièges respectifs du traitement professionnel et des soins familiers, de la distance thérapeutique et de la proximité de l’entourage, de la dimension privée et publique que le milieu de vie réunit, et leur fructueuse mise en tension et en complémentarité. Rappelons encore le difficile exercice de se préparer tout en improvisant sans cesse, les va-et-vient entre l’approche sensible et intelligible, entre la responsabilité et la mutualité, entre le devoir d’efficience et le droit à l’errance, entre l’angoisse et la générosité suscitées de part et d’autre… Chacun de ces pôles s’avère périlleux s’il n’est pas tiraillé par son opposé.

 

L’hospitalité en négation

Tension encore entre le surgissement des surprises de l’hospitalité et la possibilité de s’y poser ou tension d’un accueil qui s’inscrit dans la durée sans s’éterniser. Équilibre instable entre la reconnaissance de la fragilité de la personne en difficulté et la confiance en ses capacités créatrices. Double exigence de ne pas lui imputer son manque d’autonomie sans créer de nouvelle dépendance, de l’héberger tant qu’elle en a besoin tout en lui apprenant à quitter la maison. Pratiquer l’hospitalité – l’offrir autant que la recevoir – au jour le jour et à moyen terme ne s’avère pas de tout repos ni de toute splendeur. La rencontre passe par différentes phases, divers revers, et s’apprivoise petit à petit, s’apprend et s’affine non sans faille. Aussi bien pour la personne accueillante qu’accueillie, il importe que l’hospitalité ait un dénouement. Sa dissymétrie fondamentale n’a pas vocation à se perpétuer. L’hôte ouvre sa maison et sa table au nouveau venu, à l’égaré, au démuni, au malade… parce qu’il est en situation de vulnérabilité ou de désorientation. L’hospitalité joue comme une interface pour lui permettre de s’arrêter un moment, de se réinventer ou de rejoindre un nouveau pays. Elle vise à rétablir l’égalité. Elle ne peut donc pas s’éterniser puisque c’est l’intégration ou le nouveau départ qui doit lui succéder.

Si l’asymétrie est constitutive de l’hospitalité, la réciprocité s’y est révélée fondamentale, toutes deux tendues vers l’équité ou l’égalité instaurée. Le secret de l’hospitalité, comme de l’amitié, ne se situe-t-il pas dans la réciprocité d’une asymétrie croisée, d’un déplacement fluide, fidèle et fragile de la générosité et de la vulnérabilité ?

Entre l’origine et la finalité de l’hospitalité règne aussi une ambigüité à manœuvrer intelligemment. D’une main, elle accepte positivement la folie, les troubles, les détresses, les carences… de l’autre poing, elle refuse les dominations, les aliénations, les abandons, les privations… qui les engendrent et les entretiennent. Elle les reçoit précisément pour prendre la mesure des contradictions sociales, des angles morts politiques et de l’angoisse du monde qu’ils expriment. Elle aurait perdu son pari ou sa raison d’être si la qualité, l’extension et la pérennisation de sa capacité d’accueil en venait à dédouaner les dysfonctionnements sociaux ou à étouffer les questionnements éthiques auxquels elle répond. Et si, dans la même inertie, elle devenait son propre but, telle la prison qui provoque et reproduit ce qu’elle dit réprimer et contenir. À l’inverse, l’hospitalité s’ouvre au malade ou au miséreux tout en œuvrant contre ce qui l’abîme ou l’appauvrit. Paradoxalement, elle travaille à sa disparition par sa généralisation et oppose des boucles vertueuses aux vicieuses spirales sécuritaires. Plus l’éthique de l’hospitalité se propagera dans le tissu social, les politiques publiques et les relations humaines, moins il y aura de personnes en difficultés sociales ou mentales demandant un soin et accueil particulier. Or nous savons que cette généralisation restera aussi impossible que l’hospitalité absolue. Il y aura toujours un accroc, un inattendu ou un rapport de force tendu pour empêcher l’aplanissement d’un monde sans étrangeté, sans maladie, sans angoisse, sans singularité, sans liberté…

C’est pourquoi l’institution de l’hospitalité exige encore une tension soutenue entre des pratiques micro-politiques inventives, incertaines, instables, instituantes et un projet macro-politique complet, complexe, connecté, institué mais toujours ouvert à la remise en question. Si c’est d’abord au niveau des petits ensembles que de nouvelles liaisons peuvent se composer et que des pratiques peuvent s’instituer, il ne faut jamais perdre de vue que les rapports de forces agissent et se transforment depuis les grands ensembles.

Basaglia l’avait bien compris. Après l’avoir laisser éclater de l’intérieur pour ouvrir l’hôpital, il a fait basculer et exploser « la contradiction psychiatrique hors des murs de l’asile en saisissant l’ensemble de la société du problème de l’exclusion ». Pour se faire, il a créé le mouvement Psychiatrica Democratica qui s’est vite allié au front syndical, en partant du congrès des travailleurs des hôpitaux psychiatriques jusqu’à inclure la thématique antipsychiatrique dans le « patrimoine de la classe ouvrière ». L’explosion de mai 68 fut une aubaine saisie par cette dynamique qui sut combiner la rage des fous et l’obstination des réformateurs. En s’inscrivant dans le mouvement social qui agitait l’Italie des année ’70, en passant par de nouvelles expériences, avec leurs échecs et leurs réussites[13], le combat a pu aboutir, en 1978, à la loi 180, dite loi Basaglia. Celle-ci a révolutionné l’archaïque législation psychiatrique italienne. Elle fait primer la dignité du patient sur la protection de la société, supprime les notions de dangerosité et d’irresponsabilité des malades, proscrit les traitements ou internements contraints et conduit à l’ouverture ou la disparition des asiles[14].

L’époque, les forces en présence et l’enjeu ne sont désormais plus les mêmes pour l’extension du domaine de l’hospitalité. Celle-ci devrait néamoins prendre place au sein d’une perspective plus vaste de transformation sociale qui, d’une part, affecterait les manières de voir, d’imaginer, d’exister, d’être reconnu et de se relationner avec les autres, d’autre part en fournirait les conditions de possibilité. Ces conditions impliquent a minima de répartir autrement les revenus et les temps consacrés à la vie matérielle, à la vie privée et à la vie de la cité. Notre série d’analyses se clôture en quelque sorte par la nécessité d’entamer une nouvelle séquence d’explorations en vue de ces transformations et des rapports de force qu’elles requièrent. Démarche prospective qui déborde le cadre du Centre Franco Basaglia et qu’il serait bien vain de mener seul…  Heureusement, elle se trouve déjà au travail parmi des intellectuels et des collectifs, à partir de la question des migrants, des artistes, de la sécurité sociale, de la réduction du temps de travail ou du revenu d’existence, du climat…

L’émergence actuelle d’une conscience collective suscitée par l’appartenance à la même planète et la nécessité de la préserver donne un nouvel élan et des formes de mobilisation inédites à la résistance aux impasses du néolibéralisme. Seront-elles capables, sans se piéger dans les spirales catastrophistes ou la normativité essentialiste du vivant, de renouer avec l’appartenance commune à l’humanité et la question de l’hospitalité pour soutenir son éthique et ses pratiques ? Il en va de notre avenir et de notre intérêt à tous – collectif et personnel – de résister à ce qui limite nos possibilités d’ouverture et d’invention, d’accueillir la nouveauté contre le statu quo, de sortir de la peur et du repli pour entrer dans l’hospitalité et le commun, pour oser cheminer ensemble et construire un monde habitable. Comme nous y invite ou nous y provoque la rencontre du trouble.

Lire notre série d'analyses sur l'hospitalité

Série écrite par Mathieu Bietlot - philosophe

Découvrir nos récits, analyses conceptuelles et analyses d'oeuvres ?

Découvrir les propositions politiques du Mouvement pour une psychiatrie dans le milieu de vie ?

Références

[1] Voir notre analyse « Une impasse sans place pour l’hospitalité ».

[2] Nous pensons à celles menées par l’Autre « lieu », par le Collectif contre les expulsions et plus tard, avec un soupçon de maternalisme, par la Plateforme d’hébergement des migrants. Nonobstant leur cadre officiel, citons encore l’accueil familial psychiatrique de Lierneux et le « housing first » qui propose un logement aux personnes de la rue en trouble sans poser aucune condition d’admission. Notons qu’à l’instar de Franco Basaglia qui, à l’hôpital de Gorizia, a ouvert en premier les pavillons des malades les plus dangereux, « housing first » sort d’abord de la rue les SDF considérés comme des cas irrécupérables : cumulant trouble psychique ou déficience mentale et assuétudes multiples. Montrer qu’un dispositif fonctionne avec les situations les plus compliquées déconstruit les représentations et assoit la légitimité de son élargissement à des franges plus larges.

[3] Félix Guattari, en discussion avec Robert Castel, Moby Elkaïm et Giovanni Jervis, « L’alternative politique face aux techniques » in Collectif international, Réseau Alternative à la psychiatrie, Union générale d’édition (10/18), 1977, p. 114.

[4] Même L’institution en négation, le livre de Basaglia et de son équipe à Gorizia, a institué des pratiques dont nous nous inspirons encore aujourd’hui.

[5] Cornelius Castoriadis, Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe, Seuil, 1999, pp. 94, 96.

[6] Voir notre analyse « Le pouvoir aux imaginaires ».

[7] Au sens d’Erving Gofmann, voire notre analyse « Procuste et les lits psychiatriques ».

[8] Voir notre analyse « L’hospitalité, une invitation inopinée ».

[9] En nous gardant bien de plaquer sur des pratiques psychiques, éthiques et politiques, des processus vitaux auxquels elles ne peuvent jamais se réduire, nous trouvons un éclairage à notre concept de principe mobile dans les déplacements opérés par Canguilhem au cœur des différences entre santé (normal) et pathologique (anormal). La vie biologique ne serait rien d’autre que la « capacité d’institution de nouvelles normes biologiques » et c’est face à la maladie, à l’adversité, que ce potentiel d’innovation se manifeste. « Ce qui caractérise la santé, c’est la capacité de dépasser la norme qui définit le normal momentané, la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles. » (Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Presse Universitaire de France, 1966, pp. 129-130).

[10] Joan Stavo-Debauge, Qu’est-ce que l’hospitalité ? Recevoir l’étranger à la communauté, Liber, Montréal, 2017, p. 219.

[11] Voir notre analyse « Le trouble savoir du trouble ».

[12] Joan Stavo-Debauge, op. cit., p. 199.

[13] Voir notre analyse « De quelques révolutions infimes ou infinies ».

[14] Mario Colucci & Pierangelo Di Vittorio, Franco Basaglia, portrait d’un psychiatre intempestif, trad. de l’italien par P. Faugeras, éd. Érès, 2005, pp. 167-169, 206-207.88